Le marronnier de début juillet dans nos médias, c’est la présentation et le commentaire des résultats du baccalauréat. Et, invariablement, nos journalistes affectés à la rubrique « éducation » dissertent sur le « cru » de l’année en cours, en comparant les statistiques des résultats au regard de ceux des années précédentes. Et, non moins invariablement, ils constatent que le « cru » 2013 est meilleur, en termes de taux de réussite et de pourcentage de mentions, que celui de 2012, ce qui serait, à les lire ou à les entendre, une preuve de l’excellence de notre système éducatif. Ce faisant, ils démontrent surtout que leur ignorance est aussi abyssale que celle des lycéens qui obtiennent leur sésame d’entrée à l’Université grâce aux directives d’indulgence dans la notation émanant des inspecteurs d’académie. Si ces plumitifs saisonniers tiennent à filer cette métaphore œnologique rebattue, qu’ils le fassent au moins correctement ! Pour tous les vignerons et alcooliques, le « cru » (qui, en bon français, devrait s’écrire « crû » pour le différencier de l’adjectif désignant le contraire du cuit) désigne le vin issu d’un terroir bien délimité, bénéficiaire ou non d’une AOC ou d’une IGP[1. AOC : appellation d’origine contrôlée, IGP : indication géographique de provenance.]. Ce vin est issu d’un cépage dont les raisins ont « crû », participe passé du verbe croître, sur un terroir qui lui confère, d’année en année, des caractéristiques le distinguant des autres productions vinicoles voisines ou plus lointaines. Les conditions météorologiques étant variables d’une année à l’autre, un même crû peut présenter des qualités gustatives plus ou moins bonnes selon le millésime (année de la vendange) ou le processus de vinification qui peut être différent, pour le même millésime d’un même crû, selon les cuvées qui rassemblent dans une cuve des moûts d’un seul cépage, ou de l’assemblage de plusieurs cépages. Si l’on compare le baccalauréat comme à un crû dont les terroirs seraient nos académies, il serait alors linguistiquement correct de dire qu’à l’échelle nationale, le millésime 2013 est une grande année avec ses 82,5% de reçus et son taux de mentions exceptionnel. On pourra ensuite préciser que la cuvée de l’académie de Strasbourg, comme d’hab’, a dépassé en qualité celle de l’académie de Créteil, où le cépage issu du 9-3 fait baisser pourcentage des mentions comme la piquette réduit le taux d’alcool d’un assemblage bas de gamme…
On notera, pour les en féliciter, que les journalistes sportifs, dont la fréquentation de nos grands crûs est plus intensive que celle de leurs collègues de l’éducation, utilisent ces termes à bon escient. La lecture de L’Equipe est, à cet égard, plus instructive que celle du Monde !
En ce qui concerne le fond de l’affaire, la qualité du savoir acquis par les potaches du millésime 2013, je propose aux commentateurs de se référer à l’œuvre immortelle de Pierre Perret, Le tord-boyaux, qui décrit en cinq couplets et un refrain un estaminet du Paris d’antan, tel qu’on pouvait en trouver du côté de la porte des Lilas, ou dans La Traversée de Paris, le film de Claude Autant-Lara, une scène se déroulant dans un rade minable où Gabin profère sa réplique culte : « Salauds de pauvres ! » :
« Il s’agit d´un boui-boui bien crado
Où les mecs par dessus l´calendo
Se rincent la cloison au Kroutchev maison
Un Bercy pas piqué des hannetons »
Explication de texte pour ce que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître de la langue populaire des années soixante du siècle dernier : le « kroutchev » désigne toute boisson enivrante, en référence au successeur de Staline, Nikita Sergueïevitch Khrouchtchev, auquel la propagande occidentale prêtait un penchant pour la bouteille. C’était, bien entendu, pure calomnie, car on a pu constater, plus tard, qu’un vrai alcoolique, Boris Nikolaïevitch Eltsine pouvait parvenir au sommet du pouvoir en Russie après la déconfiture du communisme. Le « calando », déformation argotique de « camembert » est devenu « claquos », une création langagière bien trouvée, car elle évoque une autre expression argotique « claque-merde » pour une bouche enfournant des nourritures grossières…
Le « Bercy », dit aussi Château Bercy servi par Bruno, le patron du « Tord-Boyaux » de Perret est la dénomination, calquée par dérision sur celles des grands crûs prestigieux, du « gros rouge qui tache » concocté dans les entrepôts du Quai de Bercy. C’est là qu’arrivaient jadis à Paris, par péniches entières, les tonneaux de vin destinés aux « assommoirs » d’une classe ouvrière qui n’avait pas encore été expulsée vers les lointaines banlieues. Là encore, Pierre Perret donne toute la mesure se son talent prophétique, car il conclut ainsi sa chanson :
« Cet endroit est tellement sympathique
Qu’y a déjà l’ tout Paris qui rapplique
Un p’tit peu déçu d’pas être invité
Ni filmé par les actualités »
Quelque décennies plus tard, en effet, Bercy le cradinque était devenu « Bercy Village » espace branché de la boboïtude parisienne qui vient y déguster les crûs classés dans des « wine bars » où le moindre godet coûte bonbon. Mais c’est là où se tissent les réseaux qui permettront aux rejetons des clients de ces bistrots « vintage » de trouver le bon filon pour intégrer le bon lycée, et la bonne prépa, en dépit d’un « cru » du bac 2013 dont seuls les initiés connaissent la qualité métaphorique réelle : celle du « Bercy », années 60…
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