Pour masquer la consternante baisse du niveau dans les lycées, l’Éducation nationale demande aux correcteurs d’adapter leur grille d’évaluation aux objectifs du ministère. Un procédé stalinoïde contre lequel toute révolte est vaine, déplore notre courageuse correspondante au pays du Mammouth.
La rentrée se profile et je remue deux ou trois réflexions autour de la dernière session de l’épreuve de français du bac… histoire de me remettre dans l’ambiance et de me remémorer le bain culturel qui m’attend. Façon comme une autre de ne pas tomber de sa chaise dès les premières copies de l’automne.
Quelques extraits du lot qui m’est échu en juin suffisent à prendre la mesure du niveau actuel (précisons qu’il s’agit de la filière générale, donc du haut du panier, et que les prélèvements, issus de la prose de plusieurs élèves, sont hélas tout à fait représentatifs de l’ensemble). Les candidats ont massivement choisi de commenter un texte de Diderot développant une réflexion existentielle à partir de la contemplation d’une toile d’Hubert Robert… texte auquel ils n’ont massivement rien compris.
Entourloupe quasi-soviétique
Allons-y – je restitue bien sûr orthographe, syntaxe, ponctuation et usage du vocabulaire propres aux élèves : « Le commentaire de Diderot fut prononcé à l’encontre d’un tableau peint par Hubert Robert.(Ça commence bien !) Dans les trois derniers paragraphe, les ruines antiques à rendu Diderot nostalgique d’une époque qu’il n’a pas connu, où le catholicisme n’existé pas et où donc ses valeur ne s’appliquer pas ce qui provoque l’emancipation des corps avec des relations amoureuse ou socialle plus libertine et decompléxer. » (Le correcteur prend un premier Aspro.) Ailleurs, on trouve « la rétrospection envers lui-même sans ne jamais se voir offensé par une société aux vices involontaires ». (Deuxième dose d’Aspro.) Ici, « Diderot laisse son côté philosophique à son sentiment personnel » (??) Ou encore, « l’auteur va commencer à prendre une part de relachement dans ses angoissantes pensées. La conjonction de subordination “si” nous montre que le narrateur commence à prendre son courage en main. » Le correcteur a renoncé à tenter de percer à jour la logique des raisonnements, il ne souhaite pas dépasser les doses prescrites en cas de maux de tête récurrents. Il poursuit vaillamment : « Entre 1759 et 1791, Diderot a montré son amateurisme pour l’art et en sera critique. » (Vocabulaire et syntaxe, rien de bon…) Ailleurs encore : « Pour commencer nous pouvons voir un parallélisme avec les phrases “Tout s’anéantit, tout périt, tout passe” qui vient montrer le pessimisme de Diderot face au monde qui n’est que renforcé faute au champ lexical de la mort avec les mots “s’anéanti”, “passe”, “périt”, mais aussi à cause d’un autre parallélisme avec les phrases “il n’y a que le monde qui reste. Il n’y a que le temps qui dure.” Suite à cela nous pouvons voir une réification de ses yeux avec la phrase “de quelque part que je jette les yeux” ici l’auteur transforme ses yeux et son regard en de simple objets qu’il jette nous pouvons aussi voir une allitération en “m’”, “me” et “mon” qui place la fatalité du monde sur lui-même… » (Étrange tendance de certains élèves, le recours à des mots compliqués dans un champ de ruines syntaxique et logique… le correcteur se résout à vider sa boîte à pharmacie… c’est ça ou l’alcool…) Un dernier paragraphe pour la route (c’est un peu long mais ça vaut le coup) : « En conclusion nous pouvons voir que Diderot par différentes phases qui sont le pessimisme en se persuadant qu’il est un moins que rien, une autre où il est prétentieux et se prend pour un dirigeant abattant les nations ennemies, une suivante où il se ment à lui-même, une encore où il est accompagné, une autre où il met des barrières avec les dangers du monde, une où il touche du bout des doigts la paix intérieure, et enfin la dernière où il est finalement libre mais il est tout seul dans un asile et personne ne fait attention à lui répondant ainsi à la problématique comment Diderot commente-t-il ce tableau en mettant en avant ses sentiments ? » (Une orthographe correcte dans une phrase à la syntaxe sinistrée, qui accumule les contresens sur le texte…) Le correcteur blasé n’attend plus grand-chose, il subit les carences intellectuelles abyssales de presque toutes les copies, se disant qu’il faut en finir au plus vite avant la dépression… à moins qu’un salvateur éclat de rire ne l’en protège, par exemple lorsqu’il tombe sur un zélateur du verbe macroniste : « [Diderot] provoque de l’angoisse chez les lectrices et les lecteurs. Certains et certaines sembles se sentir coupable de la mort. » Nous laisserons à cellezéceux qui liront la dernière phrase le soin de la décoder.
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Consigne nous est donnée par l’inspection de pratiquer une notation bienveillante, de ne pénaliser la langue que si elle nuit à l’intelligibilité du propos (sachant qu’une expression extrêmement fautive peut être compréhensible, on accepte donc à peu près tout…), et de s’aligner sur la moyenne académique de la session 2022 dans la même filière, à savoir 10,9 ; autrement dit, les jeux sont faits, quelle que soit la qualité intrinsèque des copies, et le simulacre de correction auquel nous sommes conviés ne sert qu’à valider des chiffres préétablis. Si la réalité des copies dément la doxa du bon niveau général, on modifie cette réalité par l’attribution de notes sans rapport avec ce qu’on a sous les yeux. Cette entourloupe quasi soviétique a duré des décennies sans émouvoir grand-monde, et dure encore, même si elle est de plus en plus dénoncée ici ou là. Il s’agit de mettre une bonne, voire une très bonne note, même si la copie n’est pas parfaite, et l’inspecteur ne manque pas de se livrer à un exercice opportun de relativisme : en substance, il ne sait pas ce qu’est une copie parfaite… et nous autres professeurs (il s’inclut avec l’humilité qui sied) serions bien en peine d’en produire une. Certes on n’attend pas dans le domaine des lettres une bonne réponse à un problème comme dans les sciences dures, mais je pourrais éventuellement expliquer à mon inspecteur ce qu’est une copie parfaite, ou ce qui s’en rapproche, selon des critères d’évaluation éprouvés et absolument objectifs. Au fait, sait-il ce qu’est une copie désastreuse ?
« Œuvre coup de cœur »
Bien sûr, pendant le temps de correction qui nous est imparti, des collègues particulièrement zélés (pour ne pas dire plus) demandent confirmation de la moyenne à atteindre, sur un fil de conversation créé depuis la dématérialisation des copies. Pour la plupart, avec une adhésion sans recul ou seulement le souci de ne pas subir de pressions si leurs notes ne sont pas conformes, ils ont intégré l’objectif de 10,9/20 : ils ne voient plus les copies telles qu’elles sont, mais telles qu’elles doivent être. Cerise sur le gâteau, pour finir de me désolidariser de ceux qui sont pourtant mes collègues : un petit message en écriture inclusive, « Bon courage à tou.te.s ! », émanant d’une prof de lettres dont le métier, que je sache, consiste aussi à défendre la langue française, et non à promouvoir les lubies idéologiques à la mode… Qu’est-ce qui est le plus démoralisant, du niveau des élèves ou de ce petit mot apparemment anodin ?
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Je fais encore semblant de croire que les copies de bac doivent être notées en fonction de ce qu’elles valent… et bien sûr, je me fais rattraper par la patrouille. Disons par euphémisme que ce n’est pas la première fois. En mon âme et conscience, j’ai évalué mon paquet à 7,5 ; cela ne vaut pas plus, vraiment, et sans doute moins. Contre toute forme d’honnêteté intellectuelle (mais cette qualité, on l’a compris, ne sert de rien dans l’exercice), j’ai « réévalué » l’ensemble et obtenu quasi 8,5. Je sais parfaitement que ça ne passera pas. Je reçois un mail de mon inspecteur, courtois mais très clair : « Vous obtenez actuellement une moyenne basse par rapport à l’ensemble des correcteurs : 8,41 contre 11,08 pour la moyenne générale. Compte tenu des éléments donnés lors de la réunion préalable d’entente et dans le document écrit d’harmonisation, il conviendrait donc que la moyenne de chaque lot ne soit pas inférieure à 9,9 ». Fermez le ban. On utilise le conditionnel pour adoucir la pression, mais en réalité on ne nous laisse pas le choix. J’ai parfois ferraillé avec des inspecteurs, refusé de modifier mes notes ou abandonné mon paquet à leurs manipulations ; maintenant je consens à relever plus ou moins ma moyenne, parce qu’il est inutile d’être seul à lutter et que le bac, foutu pour foutu… J’ai donc fini à 9,41 : certaines copies qui ne valent même pas 5 se voient gratifiées d’un 8/20 un peu plus présentable, et quelques-unes qui méritent un petit 13 se retrouvent avec un joli 16/20… L’escroquerie intellectuelle sera la même en terminale : tous ces jeunes gens, qui dans un an ne penseront et n’écriront pas mieux, seront bacheliers comme le prévoient les quotas, et iront ensuite occuper les bancs de quelque université, elle-même souvent peu regardante sur la qualité des étudiants pour leur attribuer ses propres diplômes.
Vous avez dit syntaxe ?
Pour finir, et pour nous distraire un peu, quelques perles issues de l’épreuve orale, toujours dans une série générale (là encore les prestations ne sont globalement pas fameuses, mais la nouvelle mouture de l’exercice et les barèmes associés à chaque partie amènent à une surnotation quasi automatique) : j’ai droit concernant Baudelaire à « sa vision de voir les choses » et à « la mocheté de sa vie », on évoque dans tel texte « le nombreux champ lexical », on parle d’une comparaison « avec un végétal… pardon, avec un végétaux ». Les cannibales de Montaigne deviennent « les cannibaux » (« ça se dit, les cannibaux…? »). Je découvre que les corbillards sont de grands oiseaux… J’entends, pour Le Voyage à La Haye, « Le Voyage à La Haille » (sans doute beaucoup plus douloureux !). Le mot « éloge » est presque toujours au féminin, la confusion est permanente entre imparfait et conditionnel, plusieurs ne savent pas ce qu’est la syntaxe. Une jeune fille qui doit lire un poème s’aide d’un double décimètre pour suivre les vers… Et quelques élèves annoncent comme leur « œuvre coup de cœur » le livre qu’ils ont choisi de présenter dans la deuxième partie de l’épreuve, comme s’il s’agissait de la rubrique culturelle d’un magazine féminin.
Vivement la rentrée !
Corinne Berger est professeure agrégée de Lettres.