Chaque printemps est celui d’une révolution quelque part. À chaque année son avril, mai, juin, « son » mai 68. Cette année, la jeunesse n’emmerde plus tant que ça le Front national et ne passe pas plus de temps que ça à la #NuitDebout place de la République. À moins que ce ne soit le contraire. C’est à n’y rien comprendre. Chacun y va de sa croisade et de ses barricades (surtout mentales), attendant son grand soir et au matin, quand le réveil sonne, il ne s’est toujours rien passé. Si l’inertie des masses est sans doute la principale épine dans le pied des militants et des agitateurs de tous bords, elle n’est pas l’apanage du dernier roman de Jérémie Lefebvre, Avril.
Comme s’il avait crié « Silence – Moteur – Action ! » et regardé cette poudrière paisible qu’est la France de 2016 s’embraser, l’auteur de La Société de consolation (2000) imagine la deuxième Révolution française placée sous le signe de la revanche des opprimés sur les oppresseurs. Comprendre des salariés précaires sur le grand capital. Une anticipation politique qui rappelle Soumission, bien que fondée sur un autre scénario, ni plus ni moins plausible. On y trouve peu de mentions des conflits culturels et religieux qui agitent les banlieues. C’est simplement un autre fusible qui a sauté. De toutes les façons, nous sommes nombreux en France à nous interroger, voire à prendre les paris, sur ce qui déclenchera la secousse finale, arrêtera ou fera se remettre en marche l’Histoire.
Dans Avril, c’est un mélange de bons souvenirs soviétiques, d’idéologie décroissante, de socialisme version XIXème siècle et de féminisme version théorie du genre — « dont les méthodes rappellent les heures les plus sombres de notre Histoire », s’indignent les médias étrangers —, qui pose les fondements du nouveau régime, après la dissolution officielle de la République française. On élit des « citoyens martyrs » qui disposeront des privilèges dont ils étaient auparavant privés et on les distingue des « citoyens sursitaires », entassés à la Courneuve, Villeurbanne, Saint-Denis, ou tout simplement guillotinés.
Dans ce chœur à plusieurs voix anonymes, venues de tous les coins d’un peuple de France ébranlé dans ses fondements émergent des réactions dissonantes. Les jeunes exaltés en conflit avec le désormais vieux monde de leurs parents : « Elle me rappelle que j’ai un BTS et qu’avec le piston de son frère j’ai des chances d’avoir un boulot chez Cofidis. Je ne lui dis pas que Cofidis n’existe plus. » Les défavorisés que leur sens moral refroidit : « Sur le Coran je prends pas la maison des gens ! » Les universitaires pressés de coller du jargon sociologique sur cette nouvelle réalité : « Moi, c’est là-dessus que j’ai envie de faire bosser les troisième année. »
Au milieu de cette cacophonie sociale et diplomatique, des menaces d’intervention militaire extérieure qui évoquent les premières heures de la République en France, le désarroi envahit les consciences, perdues dans ce mouvement collectif qui ne peut, évidemment, pas épouser les contours de toutes les individualités et apaiser tous les doutes. On entend d’un côté « C’est pas un régime communiste, hein, calme-toi ! » et de l’autre côté de la rue, on ressort la guillotine avec des yeux brillants.
Il paraît que les Français ont dans le sang une forme de tolérance envers la persécution des élites, héritée de Mai 68 et de la Commune. Il paraît qu’en parcourant la galerie des dégâts du communisme, les Français oscillent entre tentation et effroi. Le lecteur d’Avril est pris dans l’étau du « c’est horrible, mais… » et au moment où il pourrait y croire, un autre état de choses le rattrape: « On est d’accord, déjà la liberté c’est fini. »
On est d’accord. Soupçons de corruption du nouveau gouvernement, accusations de mauvaise foi, violence des extrêmes, dissensions internes interminables, « le temps revient sur lui-même comme un manège. »
Avril ne se termine pas, il est suspendu arbitrairement, il attend que les hommes fassent autre chose des révolutions que les germes des nouveaux totalitarismes. Nous avons encore de longues journées et de sombres soirées devant nous, à scruter BFMTV en songeant au chaos vers lequel nous fonçons et à répéter le « Qu’est-ce que je peux faire ? Chais pas quoi faire… » dans Pierrot le fou de Godard.
Avril, Jérémie Lefebvre, Ed. Buchet-Chastel, 130 pages.
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