La pièce Carte noire nommée désir, de Rébecca Chaillon, entend déconstruire les fantasmes autour de la femme de couleur. Lors d’une représentation de leur spectacle polémique, au Festival d’Avignon, des actrices auraient fait l’objet de ce que la presse progressiste qualifie d’ «agressions verbales et physiques». Mais, où est le racisme dans cette affaire, exactement?
Des poupons blancs embrochés sur une scène de théâtre. C’est l’image choc de la pièce « Carte noire nommée désir ». La photo fait réagir sur les réseaux sociaux car elle interroge sur la dimension haineuse d’un spectacle placé sous le sceau du décolonialisme, cette idéologie qui dresse les hommes les uns contre les autres en fonction de leur couleur de peau et de leur culpabilité au regard de l’Histoire. Derrière la présentation aseptisée d’une pièce qui voudrait « joyeusement » secouer « les consciences occidentales et colonialistes », il y a la réalité d’une mise en accusation des Blancs, essentialisés en racistes qui s’ignorent. À tel point que des espaces dans la salle sont interdits aux Blancs, pour leur faire ressentir la violence de l’apartheid. Un apartheid, ou une ségrégation, qui n’a pourtant jamais existé en France.
Mais cette image choc est aussi une image théâtrale, qui marque et interpelle et qui aurait pu ouvrir un débat. Sauf que ce n’est pas son objet. Si l’image vous fait réagir négativement, c’est que vous êtes un raciste qui refuse d’entendre la souffrance des femmes noires et que vous appartenez à la fachosphère. Fermez le ban.
Brochettes de poupons
Face à l’indignation qui montait devant une image aussi violente et aussi parlante que celle de ces brochettes de bébés blancs, il fallait allumer un contre-feu susceptible de faire oublier cette vision. Contre feu d’autant plus nécessaire que la pièce est militante et assume sa volonté de mettre en accusation les Blancs car c’est leur regard qui réduit les femmes noires à l’état d’objet, les chosifie. Il fallait donc récuser la dimension de racisme et de haine que cette image donnait de la pièce alors qu’elle avait vocation à faire le procès du colonialisme. La dimension jouissive, « orgasmique » selon certains critiques, de ce massacre des innocents en sauce nounou humiliée étant difficile à défendre, il fallait trouver une stratégie de communication pour retourner l’accusation. C’est chose faite : une comédienne de « Carte noire » a dénoncé la haine raciale dont elle serait victime. Elle se serait fait agresser par un spectateur. L’histoire n’est pourtant pas très convaincante. Alors qu’elle voulait prendre le sac d’un homme (dans une scène où pour faire deviner le mot « colonisation », les actrices s’emparaient du sac de certaines personnes dans le public), celui-ci a refusé de le laisser, puis a tapé sur la main de l’artiste pour qu’elle le lâche. Voilà l’horrible agression raciste qui justifie que le directeur du festival d’Avignon apporte son total soutien à la troupe sans se demander si la provocation et le ressentiment des uns ne réveille pas le pire chez les autres, ni si cette histoire n’est pas une simple manipulation, ni si le racisme ne serait pas plutôt côté scène que côté salle.
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En effet, dès le moment de placer les spectateurs, la couleur de peau est déterminante et violemment discriminante. Les femmes noires sont assises sur des canapés, devant ; les Blanches, elles, sur les gradins plus loin… Il faut bien les punir d’être des privilégiées. Et tout est à l’avenant. Quand l’homme qui a refusé de laisser son sac quitte la salle, voilà ce que dit une comédienne : « On peut frapper une actrice pendant un spectacle et partir tranquillement, c’est ce qu’on appelle le privilège blanc ». Ce qu’a fait cet homme est donc choquant avant tout parce que c’est un Blanc et surtout, s’il s’est permis de le faire, c’est parce qu’il est Blanc. C’est la seule grille d’analyse possible chez ces militants. Tout individu se réduit et se résume à sa couleur de peau. S’interroger sur le fait que l’esprit même de la pièce, ses outrances, sa violence ritualisée aient pu déclencher la réticence du public ne lui vient même pas à l’esprit.
La réaction des spectateurs aux outrances de la pièce assimilée à du racisme
Et pendant qu’une grande partie de la presse hurle à l’agression raciste, le seul autre exemple donné de violence est l’interruption de la représentation par un autre homme car il voulait exprimer son rejet. Il a qualifié la performance de « déni de démocratie » puis a refusé de quitter la salle. Deux incidents assez courants au théâtre, quand celui-ci se veut militant et provocant, sont élevés au rang de violences. On a l’impression qu’aucun des commentateurs n’est jamais allé au théâtre. Je me souviens d’une pièce jouée à Avignon en 2014 dans laquelle le metteur-en-scène chilien, Marco Layera, tirait des boulets sur Salvador Allende, dépeint en cocaïnomane gâteux et de ce spectateur, chilien, ancienne victime de Pinochet qui hurlait son indignation pendant et à la fin du spectacle. Personne n’a jamais prétendu qu’il avait agressé la troupe. Pourtant son discours était violent tout autant qu’émouvant. Dans la Cour d’honneur d’Avignon, il y a même un rituel pour quitter un spectacle en manifestant sa réprobation : faire sonner ses pas sur les gradins métalliques en vociférant en direction de la scène. Autre point, quand on essaie d’intégrer les spectateurs à un spectacle, il faut gérer leur réaction. Cela demande finesse, répartie et talent. Si cela devient un jeu de pouvoir où, parce que l’actrice est noire et le spectateur blanc, celui-ci doit lui céder, cela ne peut pas marcher car cela devient un jeu pervers de domination. C’est d’ailleurs parce que c’est ainsi que les acteurs de « Carte noire » le vivent, parce qu’ils ne supportent pas d’autres réactions que la repentance chez les spectateurs blancs, que la démarche ne passe pas. La réaction de l’actrice citée au-dessus en témoigne. Un spectateur choqué et réticent ne saurait être qu’un ignoble raciste.
Une démarche plus militante que théâtrale
Il y a quelque chose d’étrange à voir des artistes qui cherchent à choquer, et faire le procès de leurs spectateurs, s’indigner ensuite quand ils parviennent à leur but : faire réagir. Quand on fait tout pour déclencher un scandale, on ne couine pas quand il arrive. En revanche, quand on fait de la politique, le scandale ne sert que s’il permet la victimisation. Laquelle n’est que l’étape intermédiaire pour en appeler à la vengeance et à la haine. Et c’est bien la démarche que l’on reconnait ici. Avant, choquer le bourgeois au théâtre était assumé. Aujourd’hui choquer n’est que le préalable pour se faire plaindre et ainsi continuer à faire monter la haine raciale en prétendant la dénoncer. À ce titre, l’objectif est atteint puisque les principaux titres de presse ne se penchent pas sur les faits, mais reprennent l’accusation de persécution raciste des acteurs.
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Enfin, une dernière question se pose. Oserait-on simplement imaginer un spectacle où un homme blanc porterait des poupons noirs embrochés, où on séparerait Blancs et Noirs et où on créerait de fait des espaces racialement réservés ? Est-ce-que, si des spectateurs noirs réagissaient mal, ils seraient accusés de racisme ? Est-ce-que la direction du festival soutiendrait un tel spectacle s’il se faisait attaquer ? Et surtout le ferait-elle au nom de l’antiracisme alors que ce spectacle viserait à opposer les couleurs de peau et à donner une vision positive de l’une et une vision négative de l’autre. On connait tous la réponse et elle ressemble à un sketch des Inconnus : il y aurait le bon racisme dit racialisme et le mauvais racisme. Ce qui peut se résumer ainsi : le racisme n’est défendable et vertueux que si la cible désignée a la peau blanche.
Théâtre militant décolonial : le spectateur comme accusé
La question ici n’est pas d’interdire un spectacle. Le mauvais goût, la violence, la provocation, la bêtise, tout ce qui est humain peut avoir sa place sur une scène. Il arrive que des images particulièrement choquantes soient des images fortes, nécessaires. La violence et la haine peuvent être esthétiques et des outrances peuvent avoir leur part de splendeur. En revanche, le spectateur est libre d’y adhérer ou pas et nul n’a à le traiter de raciste car il n’apprécie pas un discours ou un dispositif scénique. Mais surtout, ce qui pose un problème est le traitement d’incidents peu signifiants par la presse et la direction du Festival pour faire croire à l’expression d’une forme de racisme systémique dans la société et chez les festivaliers. Cautionner et répandre un discours victimaire et complaisant, hurler à l’agression raciste quand les faits le démentent et que le spectacle qui fait réagir pourrait lui-même faire l’objet d’un procès en racisme est inacceptable.