Dans Hotel Roma (Gallimard, 2024), Pierre Adrian part sur les traces de Cesare Pavese et revient sur les derniers jours de l’auteur du Bel été…
J’ai toujours préféré, aux forces de la nature, les faibles, les fragiles. Aux « grandes gueules », les timides et les intelligents du verbe. C’est à cause de cette pente qui ne m’a jamais quitté que le destin de Cesare Pavese a été une fascination constante.
Le 27 août 1950, un dimanche à Turin, dans la chambre 49 de l’hôtel Roma, Cesare Pavese s’est suicidé en avalant une dose mortelle de somnifères. Il a été découvert allongé sur le lit, en bras de chemise, les chaussures enlevées. Sur la table de chevet, sept paquets de cigarettes vides. Sur la première page de ses Dialogues avec Leuco, son œuvre préférée, Cesare Pavese avait écrit avec son stylo noir ces quelques mots : « Je pardonne à tous et à tous je demande pardon. Ça va ? Pas trop de bavardages ».
Pour notre part nous n’avons rien à lui pardonner et si nous pouvions être tentés de lui reprocher cette fin résolue et prématurée à 42 ans, le beau et sensible livre de Pierre Adrian Hôtel Roma nous en aurait dissuadés aussitôt. Pourtant j’éprouvais une inquiétude initiale, vite dissipée : que le récit fût davantage consacré à l’auteur vivant qu’au mort illustre. Ce qui heureusement n’a pas été le cas puisque les déambulations italiennes de Pierre Adrian ont tourné autour de Cesare Pavese, de ses lieux, de son entourage, de ses passions et de ses mélancolies.
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Comment craindre que Pierre Adrian ait pu être influencé par « la noirceur de Pavese »– selon un article dans Causeur – alors qu’au contraire il nous montre que depuis l’enfance jusqu’aux derniers jours pathétiques d’appels au secours non entendus, celui-ci était déjà obsédé par le suicide ; une solution radicale pour lui qui était inapte au « métier de vivre », le titre de son journal intime.
Je n’ai pu m’empêcher de penser au Feu follet de Drieu la Rochelle avec cette différence fondamentale que Pavese a été tenaillé toute son existence par le désir de s’effacer. Même si ceux qui l’entendaient l’évoquer pouvaient en douter, lui n’ignorait pas que cette morsure intime, un jour, trouverait son tragique accomplissement.
Amertume chronique
J’écris « tragique » mais je suis persuadé que lui-même n’aurait pas qualifié telle cette issue, tant l’évolution du monde, de la société, leur défiguration par rapport au bonheur de ses origines rurales, dans cette vie paysanne chassée par l’urbanisation et l’industrialisation, dont il a eu sans cesse douloureusement la nostalgie, ses propres difficultés d’être et de pouvoir aimer charnellement, sa conscience à la fois de vouloir rejoindre les autres et de ne pas le pouvoir, ne pouvaient que le conduire inéluctablement vers ce suicide, précédé, durant quelques jours, par la recherche éperdue non pas d’un visage, d’un cœur ou d’un bras pour le dissuader mais pour lui donner au moins l’illusion de dernières douceurs. Cette jeune fille qu’il a rencontrée, immédiatement qualifiée d’amour et qui, alors qu’il désirait la revoir le samedi 26 août, le rejette parce qu’elle l’avait trouvé triste et peu agréable. Bien avant, cette liaison de quelques semaines, miraculeuse par l’union des corps, avec une jeune actrice américaine qui, n’ayant plus répondu à ses courriers, découvrit à sa mort qu’il était célèbre.
Il y a eu quelques constantes dans le parcours de cet homme et de cet écrivain d’exception. Une sorte de désengagement militant : communiste mais rétif au grégarisme ; pas de résistance affichée au fascisme mais distribuant en solitaire des tracts contre la bombe atomique. Il avait le courage d’un pessimiste qui ne se paye pas de mots – pas de « bavardages » ! – et une amertume qui, pour être chronique, visait juste et profond. Elle contraignait chacun, comme le chanterait Jean-Jacques Goldman, à « veiller tard » sur les ombres et les mystères de la condition humaine.
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En compensation à sa désolante perspicacité sur lui-même et sur ce dont il manquait cruellement – être aimé pour lui-même, totalement, et pouvoir tout rendre en retour -, il y a quelque chose d’émouvant dans son aspiration à la félicité des origines, de l’enfance, à caresser la magie de l’être qui vous attend, qui vous espère, de la maison chaude et de l’amitié. Il y a les départs, les éloignements mais pour revenir.
Cette sensibilité venant attendrir, consoler les terres arides d’une impitoyable absence d’illusions, fait apparaître que peut-être le cours de la fatalité aurait pu être détourné, que le suicide aurait pu ne pas être cette destination obligatoire gangrenant, en amont, les rares instants de plaisir ou d’espérance.
Empathie et compréhension
Dans les dernières journées de Pavese, ceux qu’il cherche à rencontrer sont absents. Il n’y a plus personne dans cette ville étouffante. S’est-il senti abandonné ? Probablement aurait-il désiré un mot, un souvenir, une fraternité professionnelle – il adorait se rendre dans les salles de rédaction -, un signe, une écoute, une intuition mais rien ne lui aurait fait manquer le rendez-vous qu’il s’était fixé à lui-même le 27 août en ce dimanche.
Loin de s’être laissé assombrir par le destin de Cesare Pavese, Pierre Adrian, au comble du talent et de la délicatesse, lui oppose certes sa joie d’être mais lui offre surtout empathie et compréhension. Un superbe salut d’un écrivain à un autre. Il nous rend fraternelle cette personnalité déchirante, obstinée dans la défaite.
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