La haine a besoin de se nourrir d’un ennemi aussi faible ou peu nombreux que possible, qu’elle présentera pourtant comme redoutable. S’il se défend, il prouve de plus fort qu’il est détestable…
Il en est de certains préjugés, d’idéologies et de haines irrationnels comme d’infections récurrentes : on les croit disparus ou en voie d’extinction mais, progressant de façon plus ou moins souterraine, les voilà qui réapparaissent au grand jour. Traditionnellement plus florissant à droite et à l’extrême droite, l’antisémitisme n’est pas leur monopole, allant et venant à l’extrême gauche depuis le XIXème siècle[1]. Il n’a certes jamais été complètement éradiqué mais depuis la révélation du génocide nazi, on n’en faisait plus un drapeau – sauf dans des milieux d’extrême droite marginaux, chez quelques négationnistes aberrants ou à travers des préjugés diffus – et l’opinion le tenait généralement pour honteux.
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Cheminant sous le masque de l’antisionisme depuis les années soixante, de plus en plus exacerbé à partir de la guerre des six jours et les intifada[2], il resurgit sans complexe. Comme l’écrit A. Finkielkraut[3] : « Dès sa naissance, ou presque, le mot « sioniste » «échappe à ses promoteurs et poursuit deux carrières divergentes et cloisonnées, l’une dans la communauté juive, l’autre dans le discours antisémite. […] L’initiative qui aurait dû, en toute logique, désamorcer la propagande antijuive l’alimente, au contraire, et la rend plus furieuse ».
Le phénomène n’est pas nouveau. Il y a déjà des décennies que, tandis que l’intelligentsia portait aux nues, par exemple, un Jean Genet non pas pour ses qualités de styliste mais pour sa personnalité et ses positions, en cherchant toutes sortes de justifications fumeuses à son antisémitisme et sa fascination pour le nazisme[4], Vladimir Jankélévitch écrivait : « Depuis ces années qui nous séparent de l’enfer, bien des choses ont changé […]. L’ « antisionisme » offre enfin à l’ensemble de nos concitoyens la possibilité d’être antisémite tout en restant démocrate. Quelle aubaine ! Ce plaisir-là ne sera plus un privilège réservé à la droite. […] je crois, entre nous, que les néo-antisémites sont un peu jaloux de nos persécutions, nos souffrances leur font un peu envie. […] Les Israéliens ont tort d’être victorieux, mais les juifs ont tort d’avoir été malheureux… » (Ces citations de Jankélévitch sont extraites du recueil L’imprescriptible, éditions du Seuil). On rapprochera ces textes brefs d’autres développements de cet auteur dans : Le pardon et Le mal. Il y aurait d’ailleurs une étude à faire sur l’antisionisme de certains médias de gauche dès les années 70 et de l’antisémitisme sous-jacent.
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Les atrocités commises par les fanatiques du Hamas le 7 octobre 2023 auraient dû ouvrir les yeux des plus indifférents. Ce ne sont ni des crimes de guerre ni même des actes de terrorisme mais des actions génocidaires, qui, par leur nature, rappellent les monstruosités commises par les nazis et tendent à faire un exemple de néantisation de l’autre, comme – pour citer à nouveau Jankélévitch, « Auschwitz n’est pas une “atrocité de guerre” mais une œuvre de haine ». Mais les mauvaises habitudes reprennent vite le dessus, si bien que les victimes se trouvent accusées à leur tour pour avoir voulu se défendre (P.-A. Taguieff, « Aux origines du slogan : “Sionistes assassins !”, le mythe du meurtre rituel et le stéréotype du Juif sanguinaire », in Les Études du CRIF, no 20, mars 2011). La dialectique qui exonère le bourreau en le transformant en victime et fait de la victime un coupable est bien rôdée. Le slogan « De la mer au Jourdain » n’apparaît pas tellement comme l’expression d’une revendication territoriale mais exprime surtout la volonté d’éliminer les juifs qui habitent la Palestine ou, du moins, de les en chasser. Les opérations militaires israéliennes ne visent pas à détruire un peuple, une ethnie ou une race mais à mettre fin à un groupe armé qui menace l’existence non seulement d’un pays mais d’un peuple. Leur appliquer le terme de « génocide » est faux et honteux, puisque c’est faire de la victime, le bourreau. Comme le disait encore Jankélévitch, « l’antisionisme est l’antisémitisme justifié, mis enfin à la portée de tous. Il est la permission d’être démocratiquement antisémite. Et si les juifs étaient eux-mêmes des nazis ? Ce serait merveilleux. Il ne serait plus nécessaire de les plaindre ; ils auraient mérité leur sort. »
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Aujourd’hui, la parole antisémite s’est libérée : on ne craint plus d’afficher ce qui ne ressortit pas à des idées ou des convictions mais à la haine, raisonneuse certes, démonstrative, péremptoire surtout mais pas rationnelle. Elle a pignon sur rue : des groupes politiques en font un argument électoral à seule fin de dresser les hommes les uns contre les autres. L’antisémitisme se manifeste au jour le jour et dans tous les milieux : les parents juifs fuient des écoles et des quartiers pour assurer une scolarité paisible à leurs enfants ; on défenestre une vieille femme, parce qu’elle est juive ; on assassine clients et employés d’un supermarché casher ; on massacre des enfants juifs dans une école à Toulouse ; on viole une enfant de douze ans… On assigne même des non-juifs à ce statut au prétexte d’un métier, d’un prénom, d’un visage pour assouvir ce besoin de détester. L’humanité s’assoupit ou s’efface dans l’homme, qui ne réagit plus vraiment à de tels « détails »… L’antisémitisme refuse son humanité à l’autre, l’objective, le réduisant à une chose néfaste, à utiliser éventuellement comme un instrument et surtout à éliminer. Le mal est à l’œuvre. La haine a besoin de se nourrir d’un ennemi aussi faible ou peu nombreux que possible, qu’elle présentera pourtant comme redoutable. S’il se défend, il prouve de plus fort qu’il est détestable.
Dans un autre contexte, Jankélévitch concluait sa belle réflexion sur le pardon en ces termes[5] : « […] où la grâce surabonde, le mal surabonde à l’envi, et submerge cette surabondance elle-même, de par une infinie et mystérieuse surenchère. Le mystère de l’irréductible et inconcevable méchanceté est à la fois plus fort et plus faible, plus faible et plus fort que l’amour ».
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[1] cf : M. Dreyfus, L’antisémitisme à gauche. Histoire d’un paradoxe de 1830 à nos jours, éd. de La Découverte, 2011
[2] M. Dreyfus, précité, chap. 9 ; A. Lacroix, Le socialisme des imbéciles. Quand l’antisémitisme redevient de gauche, éd. La Table Ronde 2005 ; P.-A. Taguieff, La Nouvelle Judéophobie, éd. Mille et une nuits, 2002
[3] Le juif imaginaire, éd. du Seuil 1980
[4] I. Jablonka, Les vérités inavouables de Jean Genet, éditions du Seuil. A comparer avec : J.-P. Sartre, Jean Genet, comédien et martyr, éditions Gallimard « Tel »
[5] Le Pardon 1967, éd. Aubier-Montaigne
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