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L’Auvergne, une belle idée de la France

Entre bon sens terrien et cépages d'exception, l'Auvergne est un condensé de nos terroirs


L’Auvergne, une belle idée de la France
Auvergnat jusqu'au bout des ongles, Jocelyn Herland fait souffler à l'hôtel Meurice un vent de fraîcheur et de gourmandise. Pas de chichis dans l'assiette, on vient ici pour manger ! - Sa côte de veau d'Auvergne au bon goût de lait et de champignon est servie telle quelle, dans une belle cocotte en fonte, avec l'os, et découpée en salle devant le client. ©Hannah Assouline

L’Auvergne est un condensé de nos terroirs. Entre bon sens terrien, vaches rouges et cépages d’exception, la région rayonne. A Paris, le chef de l’hôtel Meurice, Jocelyn Herland, célèbre l’identité bougnate avec des produits du cru. 


Quand tout fout le camp, il reste l’Auvergne… D’après Le Parisien du 27 décembre dernier, Paris perd 12 000 habitants par an depuis 2011 et l’hémorragie n’est pas près de s’arrêter… Nous espérons bien, quant à nous, faire partie un jour de ces 12 000 fuyards. Nous irons jouer du biniou (on l’appelle « cabrette » en Auvergne) au prieuré de Chamalières-sur-Loire, chef-d’œuvre de l’art roman, situé sur le chemin de Saint-Jacques de Compostelle, dans les gorges de la Loire, et doté d’une acoustique surnaturelle (dans le cadre du festival international de La Chaise-Dieu, Michel Laplénie et son ensemble Sagittarius y ont enregistré dernièrement un disque magnifique (aux éditions Hostus) consacré à la musique sacrée de Heinrich Schütz, le père de la musique allemande). Le village est splendide et accueillant, propre, lumineux, pas cher, sans trottinettes roulant à 30 km/h sur les trottoirs ni tentes de SDF.

« L’Auvergne produit des ministres, des fromages et des volcans »

L’Auvergne est notre patrie à tous. Intemporelle, métaphysique, elle est le centre de gravité de la France, et c’est par elle que tout a commencé, dans nos livres d’histoire, avec Brennus et Vercingétorix. « L’Auvergne produit des ministres, des fromages et des volcans », écrivait Alexandre Vialatte, le premier traducteur de Kafka en France, et l’auteur d’un beau livre publié chez Julliard, L’Auvergne absolue, qui est un guide incomparable pour découvrir ce pays dans son âme, loin des clichés touristiques. S’il fallait résumer l’Auvergne, ce serait par son plus grand génie, Blaise Pascal, « le volcan maximum » ainsi que le décrit Vialatte. Pascal, ou « la géométrie qui prend feu », un obstiné, qui pèse, compte, mesure et incarne ainsi l’alliance de ce que l’Auvergne a de plus contradictoire en elle. D’un côté, le génie terrien de la controverse et de l’argument, l’entêtement du paysan qui mesure son champ, déplace les bornes et empiète sur celui de son voisin, d’où le procès, inévitable, avec ses plaidoiries, où « on dispute âprement parce qu’on possède peu ». Contre les jésuites, contre les sceptiques, contre Mahomet… (au fait : lit-on encore Les Pensées dans les lycées de banlieue ?) Pascal argumente, démontre et veut convaincre son lecteur en vue d’un résultat concret. De l’autre, l’illumination, la fulgurance, le génie poétique qui se passe de logique, le côté fantasque, aussi, que l’on trouve chez un grand virtuose du piano (on le surnommait le « Liszt d’Auvergne ») et compositeur injustement oublié : Emmanuel Chabrier.

« La première parole historique d’un Auvergnat fut un silence »

Et puis, il y a le courage physique. Dans Le Chagrin et la Pitié de Marcel Ophuls (1969), film qui conditionna une partie de nos élites intellectuelles des années 1970 et contribua à favoriser leur lecture paxtonienne de l’occupation (le livre de Robert O. Paxton, La France de Vichy, date de 1972), la ville de Clermont-Ferrand est présentée comme le symbole de la collaboration en France, alors qu’elle fut, bien au contraire, l’un des hauts lieux de la résistance, comme nous le raconte Claude Lanzmann dans ses mémoires, lui qui était interne au lycée Blaise-Pascal en 1943 et à la tête d’un réseau d’étudiants résistants. Cette légende d’une Auvergne « moisie » (à l’image de la France ?) et « collabo », qu’il était facile d’assimiler d’un bloc au régime de Vichy, a eu la vie dure. Le plus étrange est de constater que, dans leur orgueil blessé, les Auvergnats ont globalement préféré le silence. « La première parole historique d’un Auvergnat fut un silence, nous rappelle Alexandre Vialatte, Vercingétorix s’avance devant César et croise les bras. Il se tait, avec éloquence. »

Avec ses vaches rouges du Haut-Cantal, ses lacs tapis dans d’anciens cratères profonds de 100 mètres, ses eaux de source naturellement gazeuses (que Louis XIV faisait venir à Versailles à dos de mulet), l’Auvergne est un rêve dans lequel tout paraît plus grandiose qu’ailleurs : les pâturages sont plus verdoyants, les forêts plus noires, le vent plus coupant, les cascades plus jaillissantes, le fromage plus goûteux… Même l’humour auvergnat, largement fondé sur l’autodérision, possède une saveur particulière, à l’image de celui de Fernand Raynaud (né à Clermont-Ferrand en 1926), car exempt de toute méchanceté. Oui, l’Auvergne est notre dernier réservoir de fraîcheur.

Les ventres de Paris

Après avoir libéré l’Amérique (avec Lafayette), inventé la brouette, la machine à calculer, le parapluie, le baromètre, le coq au vin, le poulet aux écrevisses, le saint-nectaire, la soupe au chou, la pastille de Vichy et le pneu à chambre à air (en 1891), les Auvergnats émigrèrent comme des hirondelles à Paris où, du XIXe siècle aux années 1950, ils dispensèrent aux prolétaires « les deux denrées précieuses qui conservent à l’homme sa chaleur de 37° : le vin et le charbon » (Boris Vian). Georges Brassens dédia à ces bougnats de Paris, qui étaient des parias, l’une de ses plus belles chansons (Chanson pour l’Auvergnat, 1954).

Solidaires entre eux à la manière des Siciliens de New York, ils surmontèrent le mépris de classe dont ils étaient victimes, se regroupèrent en familles et mirent peu à peu la main sur le monde de la restauration et de l’hôtellerie, à l’image de la maison Richard, fondée en 1892, qui fournit aujourd’hui en cafés et en vins plus de 22 000 bars, hôtels et restaurants de la capitale (l’une des plus grandes fortunes de France selon Challenges).

À Paris, les cuisiniers auvergnats se reconnaissent au premier coup d’œil, y compris dans les endroits les plus chics et raffinés, où on ne s’attend pas à les trouver. Ainsi, loin des assiettes de charcuterie, des nappes à carreaux et des tripoux à l’aligot, la brigade gastronomique de l’hôtel Meurice (deux étoiles au Guide Michelin) est-elle aujourd’hui discrètement dirigée par un natif de Clermont-Ferrand, Jocelyn Herland. Droit comme un chêne, costaud, le teint rose et l’œil pétillant, méticuleux, économe et généreux, voici un Auvergnat de race qui a troqué sa veste de velours noir ornée de boutons métalliques figurant un épagneul pour le tablier immaculé du maître queux de palace. Né en 1971, Jocelyn a très tôt été sensible à la poésie de la nourriture qui émane depuis des siècles des caves, des rues tortueuses, des boutiques et des halles de cette ville pleine de surprises où des morues sèches sont suspendues comme des grappes avant d’être sciées comme des bûches, où les bouchers ceints de leur beau tablier blanc sacrifient sur des autels en marbre la dinde de Jaligny au cou grêle, le cochon fermier de la Châtaigneraie et l’agneau du Bourbonnais au goût de noisette… Liqueurs à la gentiane sauvage, fruits confits, noix, cantal, fourme d’Ambert, lentilles vertes du Puy (le « caviar du pauvre »), safran… Tous ces parfums, ces gestes, ces couleurs ont marqué ce gaillard, dont l’enfance s’est surtout déroulée dans un petit village de montagne au nom étrange, Sauxillanges, où les paysans du coin viennent chaque semaine vendre leurs légumes encore pleins de terre. « Chaque année, j’y retourne pour écouter les bruits de la campagne, le vent dans les arbres, les oiseaux, le ruisseau, les petites bêtes… À Paris, on n’a plus idée de ce que c’était, pour un enfant, que de vivre ainsi en pleine nature : les parents n’étaient pas inquiets, on passait la journée dehors, dans la montagne, il n’y avait aucune angoisse liée à l’insécurité. Mais ce qui me manque le plus, c’est l’accent auvergnat, que j’ai hélas perdu, l’accent de Fernand Raynaud. Ma famille parlait comme lui. Cet accent me réconforte et m’apaise, il est la signature d’un pays, d’un peuple, pas encore tout à fait dilué dans la mondialisation… »

« Je veux que ma cuisine garde un côté rustique, ça, c’est très auvergnat : la générosité dans les portions, la gourmandise, le gros morceau de saint-nectaire servi à la fin du repas »

Dans la somptueuse salle à manger néoclassique du Meurice, toute scintillante de marbres, d’or et de cristaux (que Philippe Stark s’est empressé d’abîmer en installant un écran plasma dans la cheminée afin d’y simuler des flammes, ce que même les Bidochon n’auraient pas osé faire dans leur pavillon de banlieue), Jocelyn Herland murmure aux rares clients capables de l’entendre une petite chanson de chez lui. Cette chanson, c’est sa côte de veau de lait d’Auvergne, que lui expédie chaque semaine le merveilleux boucher de Clermont-Ferrand, Gabriel Gauthier (une figure locale), dont la boutique est plantée face à la cathédrale. Ce veau élevé sous la mère, par Ludovic Boyer, au village de Sauxillanges, est une splendeur de tendreté et de goût. Moelleux, juteux et d’un blanc un peu rosé, il possède une grande succulence et des saveurs de champignons frais, de crème et de foin. Le génie de Jocelyn est d’avoir osé servir cette viande avec l’os, qui donne du goût pendant le rôtissage, dans une grosse cocotte en fonte de paysan, crac, telle quelle, sur la table ! Les émirs du Qatar tiquent en la voyant. « On soulève le couvercle et les odeurs émanent de la cocotte : thym, romarin, herbes… C’est un spectacle. Je veux que ma cuisine garde un côté rustique, ça, c’est très auvergnat : la générosité dans les portions, la gourmandise, le gros morceau de saint-nectaire servi à la fin du repas sur une planche… Je ne servirai jamais trois petits pois qui se courent après autour d’un kiwi et d’une fleur de capucine. On vient au Meurice pour manger, pour se faire plaisir, pas pour se montrer. »

Jocelyn a cloué sur la côte de veau rôtie qui frémit dans un beurre mousseux des lanières d’anguille fumée qui apportent, elles aussi, une note rustique et paysanne. Et l’accompagnement ? Des blettes ! De « vulgaires » blettes, vous savez, ce gros légume aux feuilles vertes énormes dont on ne sait jamais trop quoi faire… « Un légume de chez nous, avec de la mâche, au goût un peu terreux, pas facile à cuisiner. » Mais voilà, cette blette d’Auvergne, Jocelyn en a fait de la dentelle aux fuseaux du Puy-en-Velay. Aussi brillante et fine qu’une lame de couteau forgé à la main à Thiers. Car les Auvergnats ont aussi un sens de l’esthétique…

L’Auvergne a les vins les plus méconnus de France

Surtout, notre Bougnat de palace ne veut plus entendre parler de ces restaurants gastronomiques où l’on s’ennuie à mourir en analysant chaque plat, comme si le chef se prenait pour Raphaël ou tout autre génie de la Renaissance. En arrivant au Meurice en janvier 2016, il s’est donc empressé de remettre de la vie et de faire de ce restaurant de prestige un théâtre culinaire, en déléguant la découpe de la viande à son directeur de salle, l’admirable Frédéric Rouen, virtuose du couteau, capable de vous découper, devant vous, un canard en quelques secondes avec l’élégance de Marcello Mastroianni. « Les chefs sont responsables de la routine qui caractérise le monde des grands restaurants, car ils ont voulu garder la maîtrise des plats, et refusé que l’équipe en salle s’occupe de la finition, comme c’était la tradition : le flambage, la découpe, la sauce, bref, tout ce qui faisait le charme des restaurants autrefois » – quand le directeur de salle était la véritable star et que le cuisinier, lui, n’était qu’un ouvrier obscur et anonyme, à moitié alcoolique, enfermé 18 heures par jour dans sa cuisine, au sous-sol… c’était il y a un demi-siècle !

Le dimanche matin, pour le brunch du Meurice, Jocelyn aime aussi fabriquer le saucisson brioché tel que sa grand-mère le faisait à Sauxillanges. Ainsi, cet hôtel a beau être devenu en 1997 la propriété du sultan de Brunei, Haji Sir Hassanal Bolkiah Muizzadin Waddaulah, connu pour ses mœurs plutôt médiévales, il n’en demeure pas moins le plus français des palaces parisiens…

Impossible, toutefois, de terminer cette ode à l’Auvergne sans mentionner ses vins, qui comptent parmi les plus méconnus et méprisés de France, alors que l’Auvergne possède de très grands terroirs sous-exploités. Pendant des siècles, les vins d’Auvergne furent servis à la table des rois de France, comme le saint-pourçain de l’Allier, le madargue, le châteauguay, le chanturgue, le rare corent (unique vin rosé d’Auvergne, au nez très frais et vif, tout en dentelle) et le boudes. Le prestigieux pinot noir, avant d’être cultivé en Bourgogne, fut longtemps le cépage le plus charismatique d’Auvergne, à telle enseigne qu’il arriva chez les moines des abbayes de Cîteaux et de Cluny (à qui l’on doit la création du vignoble bourguignon) sous le nom d’« auvernat ». À la fin du XIXe siècle, il y avait encore 50 000 hectares de vignes, cultivés sur les pentes argileuses et calcaires des volcans, par des petits propriétaires de lopins, pour qui le pied de vigne était quasiment la seule ressource, d’où son nom d’ « arbuste à pain. » Après la crise du phylloxera, le vignoble d’Auvergne entama son déclin et l’on misa surtout sur la quantité au détriment de la qualité. Jusqu’au début des années 1980, les ouvriers de Michelin, à Clermont-Ferrand, cultivaient toujours pour eux-mêmes quelques arpents. Depuis une vingtaine d’années, ces crus renaissent et fascinent par leur fraîcheur, leur finesse, leur tension et leur très forte minéralité. Il faut découvrir ainsi les vins d’un vigneron d’exception, Pierre Goigoux, qui, depuis 1989, au village de Châteaugay, à deux pas de Clermont-Ferrand, redonne vie à des cépages oubliés comme le damas noir, qui est une variété de syrah, typiquement auvergnate et délicieusement poivrée. Sa cuvée « la cerise sur le gâteau », à base de pinot noir, est pour lui « un vrai vin d’Auvergne », noble, fin, élégant, un concentré de fruits rouges. (6,90 euros la bouteille au domaine)

Au Meurice, le veau de lait d’Auvergne est servi tous les jours à la carte (montrez que vous êtes connaisseurs : insistez pour l’avoir avec l’os !). Menu déjeuner à 85 euros.

Les bonnes adresses auvergnates du chef Jocelyn Herland

Boucherie Gauthier à Clermont-Ferrand, spécialiste du veau de lait et du fameux bœuf fin gras du Mezenc nourri au foin d’altitude riche en fleurs sauvages. www.boucherie-gauthier.fr

Restaurant Vidal à Saint-Julien-Chapteuil. Une table campagnarde qui fait vivre les producteurs locaux. On y va pour sa purée de pommes de terre aux cèpes et sa galette de pieds de porc croustillante aux escargots de Grazac. Menu à 31 euros. www.restaurant-vidal.com

Charcutier-Traiteur Auger à Sauxillanges. L’une des meilleures charcuteries d’Auvergne. 1, rue du Terail, 63490 Sauxillanges, Tél. : 04 73 96 80 30

L'auvergne absolue

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Mars 2019 - Causeur #66

Article extrait du Magazine Causeur




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Journaliste spécialisé dans le vin, la gastronomie, l'art de vivre, bref tout ce qui permet de mieux supporter notre passage ici-bas

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