En 1944, Friedrich Hayek publiait La Route de la servitude et avançait que l’interventionnisme des élites politiques et des « sachants » finissait toujours par écraser les libertés. Alors que nous sortons d’une autre guerre, sanitaire cette fois, il faut se replonger dans ses réflexions.
Sauf si j’ai raté quelque chose, je ne crois pas que la guerre contre le Covid ait été annoncée comme étant terminée. Et entretemps, la guerre entre la Russie et l’Ukraine a été déclarée, à laquelle les dirigeants européens tentent de faire croire que nos pays ne participent pas malgré les sanctions de plus en plus lourdes et nombreuses infligées à la Russie et malgré les livraisons d’armes massives effectuées au profit du pays bleu et jaune. Or, c’est dans un contexte de guerre qu’a été publié La Route de la servitude, livre politique de Friedrich Hayek sorti en 1944 et présenté par lui comme un ouvrage qu’il était de son devoir d’écrire dans un moment où la guerre justement empêchait ses collègues économistes de réfléchir et de guider l’opinion publique sur les choix d’organisation de la société à venir lorsque la paix serait revenue. Un livre de combat donc, en partie circonstanciel, mais surtout un ouvrage court qui posait des bases de réflexion solides et fixait des principes fondamentaux que son auteur ne ferait que détailler, expliciter et améliorer par la suite.
Une inquiétante mainmise
Si le libéral convaincu que je croyais encore être il y a quinze ans s’était alors délecté de cette lecture, le socialiste-conservateur-libéral[1] que je suis devenu depuis le lirait certainement avec un œil un peu plus critique aujourd’hui. Ma mémoire conserve néanmoins quelques idées-clés qui me paraissent toujours aussi pertinentes et utiles dans la période que nous traversons, marquée par une poussée du fédéralisme européen, de l’autoritarisme sanitaire et du contrôle social. Parmi elles, on trouve une critique en règle des experts, notamment économiques (que Hayek range sous le vocable de « planistes »), qui auraient vocation à déposséder le personnel politique de leur pouvoir, au motif que la vie de la société serait pour ainsi dire une matière scientifique que seuls des spécialistes peuvent discuter et traiter. Derrière les attaques répétées contre le socialisme auxquelles se livre l’auteur, c’est aux « sachants » qui veulent tout régir de manière scientifique qu’il s’en prend : saint-simoniens, marxistes ou continuateurs d’Auguste Comte sont ses cibles de choix, dont on trouve de lointains successeurs 80 ans plus tard dans un monde occidental dont on souligne à l’envi la complexité pour abandonner sa gestion aux seuls experts.
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Le phénomène n’est pas nouveau en Europe, mais à la faveur du Covid et de la guerre en Ukraine, il s’est aggravé dans des proportions inquiétantes qui laissent craindre qu’on ne puisse revenir en arrière. Ce que révèlent le coup d’État discret opéré par Ursula von der Leyen et ses confrères d’une part, et l’omniprésence même plus cachée des consultants et des experts sur à peu près tous les sujets d’autre part, c’est une nouvelle tentative de mainmise sur le pouvoir par une élite intellectuelle et économique qui estime être la seule à savoir ce qui est bon pour la société. La pluralité des théories économiques comme scientifiques devrait nous avertir que la vérité est bien difficile, voire impossible, à déterminer, et nous inciter par conséquent à la plus grande prudence et au maintien du débat ; au lieu de cela, une alliance de certains économistes et certains scientifiques avec la majorité du monde médiatique, politique et judiciaire, vise à faire croire à l’unanimité d’une communauté de ceux qui savent et au caractère indéniable, incontestable, des propositions qu’elle avance pour répondre aux crises et pour gérer la société.
Est-ce que 1984 restera une dystopie ?
Ce qui rend ce constat fait par Hayek en 1944 et par d’autres avant et après lui absolument glaçant, c’est l’état actuel de la technologie. Pour horribles et monstrueux que les totalitarismes du xxème siècle aient été, ils avaient contre eux un manque de sophistication technique qui autorisait quelques failles, quelques interstices : samizdats, marché noir et potagers clandestins étaient encore possibles. Pour les contemporains du nazisme et du stalinisme, le cauchemar était une surveillance absolue contre laquelle rien n’était possible : c’est bien la raison pour laquelle 1984 d’Orwell, outre sa critique assez limpide du régime soviétique, a toujours été considéré comme une dystopie, c’est-à-dire un monde imaginaire et non souhaitable. Est-ce toujours le cas ? Dans un monde où les objets connectés nous espionnent, où les smartphones nous écoutent et où le fichage pour ses opinions politiques ou syndicales est permis, il semble bien que Big Brother soit désormais en place, dans l’indifférence générale, avec la complicité passive de tout un chacun même, et ne soit plus vu comme un mauvais rêve mais une réalité avec laquelle il faut s’accommoder.
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À ceux qui rétorqueront qu’il ne faut pas comparer les totalitarismes du siècle passé avec la société connectée d’aujourd’hui, que l’Union européenne n’est quand même pas la Chine communiste et qu’aujourd’hui, on ne tue ou n’emprisonne plus les opposants au régime en place, on dira deux choses : pour l’instant, et pas besoin de violence physique quand l’asservissement social suffit. Les restrictions très importantes des libertés individuelles que nous subissons depuis quelques années au nom de la sécurité devraient nous alerter collectivement sur notre état avancé de servitude et de dépendance. Il devient urgent de sortir de l’idée formulée par Margaret Thatcher il y a quarante ans, cette fameuse TINA qui sonne tout sauf libérale : quand on prétend que « There Is No Alternative », c’est que la liberté des autres de penser différemment nous exaspère et qu’on a une volonté d’écraser toute divergence sous un unanimisme qu’on pense rendre acceptable en le parant d’un vernis scientifique. Ce combat pour maintenir la pluralité des opinions et des choix est essentiel et doit être mené sans délai, car la dématérialisation de la monnaie qu’on annonce proche, la surveillance accrue de tous les flux de communication et d’information et la convergence de nombreux acteurs pour mettre en place la feuille de route du Great Reset cher à Klaus Schwab le rendront bientôt impossible.
La liberté n’a pas de prix
Un dernier mot concernant Hayek, dont on pourrait penser que, en figure tutélaire du libéralisme contemporain, il est une des sources d’inspiration d’Emmanuel Macron, d’Ursula von der Leyen et de tous les européistes convaincus qui se présentent volontiers comme libéraux ; en fait, on serait bien en peine de savoir ce qu’il penserait du monde d’aujourd’hui, dont le niveau technologique le rend incommensurable au monde de 1944 même si certains aspects étaient déjà en germe. En revanche, voici ce qu’il écrivait en cette année de guerre mondiale : « Il n’y a rien dans les principes du libéralisme qui permettent d’en faire un dogme immuable ; il n’y a pas de règles stables, fixées une fois pour toutes. Il y a un principe fondamental : à savoir que dans la conduite de nos affaires nous devons faire le plus grand usage possible des forces sociales spontanées, et recourir le moins possible à la coercition. »[2] Je peux me tromper bien sûr, et faire une interprétation erronée de ce que j’ai lu, mais il me semble que les dirigeants actuels, publics comme privés, cette élite mondiale qui sait ce qui est bon pour la planète, sont plus du côté des planistes que le penseur austro-britannique pourfendait que de celui des défenseurs de la liberté.
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[1] Petit clin d’œil au livre Comment être socialiste + conservateur + libéral de Leszek Kolakowski publié aux éditions Les Belles Lettres en 2017
[2] Friedrich A. Hayek, La Route de la servitude, Quadrige/PUF, page 20
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