Nombreux sont nos camarades de Causeur qui se posent à l’unisson des Français la question de l’heure : a-t-on le droit de se faire justice soi-même, et dans quel cas ? A-t-on le droit de se défendre seul ? Et surtout, le peuple et la patrie en général, c’est-à-dire le bien commun, y gagnent-ils ? Le problème est épineux et l’on aurait tort de le traiter par-dessus la jambe, soit que l’on tienne pour acquis le monopole d’Etat de la violence, soit que l’on vante minarchiquement l’axiome « un homme, un fusil » ; soit encore que dans un pacifisme (bêlant, cela va sans dire) de mauvais aloi, l’on croie pouvoir se débarrasser du souci en regardant ailleurs.
Pour trancher ce cruel dilemme d’une nation en voie de désintégration avancée, l’on aurait tort d’oublier la sagesse des siècles, et notamment la finesse de la philosophie morale.
Il était ainsi une fois, au siècle de Saint Louis, un frère prêcheur si gros et si taciturne qu’on le surnommait le bœuf muet. Derrière son apparence bonhomme, ce rital immigré à la Sorbonne cachait pourtant quelques ressources de génie et avait déjà résolu notre problème en proposant ce que l’on nomme depuis la doctrine du double effet. S’agissant d’un mec des siècles obscurs du temps des cathédrales, il n’en faut pas trop demander à son esprit lourd. Voici pourtant comment il racontait sa petite histoire : il arriva, comme souvent alors selon les livres de notre bonne République, qu’un monastère fut attaqué par des brigands. Il était interdit par nature aux moines de se battre, il leur fallait donc se laisser massacrer. Mais, et c’est là que ça se corse, il se trouvait aussi que le monastère abritait des enfants, non pour servir au plaisir des moines, je vous vois venir, mais parce qu’ils s’y étaient réfugiés. Nos moines pouvaient-ils laisser massacrer benoîtement avec eux ces innocents ? Certes non. Pourtant, il fallait balancer aussi que, suivant le principe – chrétien – selon lequel toute vie est sacrée, celle des brigands ne l’était pas moins que celle des lardons. Nos bons apôtres se trouvaient ainsi placés devant le problème d’apparence insoluble suivant : à se défendre, ils espéraient un effet bon – sauver la vie des enfants – et risquaient un effet mauvais – prendre la vie des brigands.
Le docteur angélique résolut donc ainsi la quadrature du cercle : ces moines devaient sortir tout ce qui leur pouvait servir d’armes, et les brandir vers les brigands. Ils n’avaient pas le droit d’attaquer les brigands, mais ils pouvaient pointer leurs armes de fortune de telle sorte que si les brigands attaquaient ils risquassent de s’y empaler. Le risque était alors pris par les seuls brigands, qui pouvaient toujours s’y soustraire en renonçant.
La morale de l’histoire, c’est qu’il est parfois justifié de produire une conséquence mauvaise si elle est seulement un effet secondaire de l’action, et non pas intentionnellement recherchée. Sous les conditions suivantes : le bon effet doit résulter de l’acte et non du mauvais effet ; le mauvais effet ne doit pas être directement voulu, mais doit être prévu et toléré ; et le bon effet doit être plus fort que le mauvais effet, ou bien les deux doivent être égaux.
Ainsi donc, rien n’interdit aux gens de la bonne ville de Croix, banlieue résidentielle de Roubaix paraît-il, de brandir chandeliers pointus, couteaux de cuisine, fourches et autres sextoys en direction du Rom qu’ils croisent dans leur jardin. Mais nullement de lui porter l’estocade. Tout ceci excluant naturellement, selon les normes du Concile de Latran II de 1139, l’emploi d’arquebuses et d’armes à feu. À moins que le voleur de poule n’accroche accidentellement la gâchette.
*Photo:Emmanuelle Nater
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