Causeur. Il existe d’autres modèles de coexistence du religieux et du politique que le modèle français…
Pascal Bruckner. L’Inde, par exemple,grande démocratie, quoique très imparfaite, a, par souci de paix sociale, sanctuarisé les religions − elle a, de façon très contestable, interdit la parution des Versets sataniques, afin de ne pas provoquer les 120 millions de musulmans indiens.Mais dans un monde ouvert comme le nôtre où de fortes minorités musulmanes sont implantées dans les pays occidentaux, la confrontation des deux sacrés est très conflictuelle.
Vous admettez donc que nous avons aussi notre sacré ?
Il serait stupide de ne pas l’admettre ! Pour nous Européens, le sacré, ce sont les droits de la personne,c’est un sacré terrestre.[access capability= »lire_inedits »] Dans les sociétés musulmanes, le sacré se rattache à Dieu et, par voie de conséquence, au clergé et à la parole sainte. Cela dit, pour en revenir à l’Inde, c’est un modèle qui connaît de sérieuses limites. L’interdiction de critiquer les religions étouffe les laïques, hindous, et musulmans confondus, et tous ceux qui veulent ébranler le socle religieux. Il ne s’agit pas de se demander si les pays musulmans peuvent devenir démocratiques, ils le peuvent et, malgré une vague fondamentaliste, la Turquie en est l’exemple ; il s’agit de savoir si l’islam est capable, comme le christianisme et le judaïsme l’ont été, de se réformer, de procéder à l’exégèse des textes, afin d’écarter les versets vengeurs, meurtriers et, en particulier, de reformuler un nouveau mode de cohabitation entre les hommes et les femmes. En somme, je me demande si l’islam est capable de faire son Vatican II.
L’hypersensibilité, la susceptibilité que l’on observe chez les musulmans sont-elles consubstantielles à l’islam, ou correspondent-elles à un moment historique particulier ?
J’aimerais croire qu’elles sont historiques. Contrairement à ce qu’on pense, l’islam n’est pas une religion forte, c’est une religion blessée par la modernité qui − dans sa version sunnite − ne s’est pas remise de la fin, il y a un siècle, du califat exercé par l’Empire ottoman. Du coup, l’islam se cherche une tête, et les candidats à la succession de la Sublime Porte sont légion. Résultat : une civilisation divisée, affaiblie qui vit dans le souvenir de sa grandeur passée et ne supporte pas l’effraction de la modernité. Ce qui ressort des manifestations et écrits de ces pays là, c’est la haine de l’Occident, la peur d’une société ouverte où les dogmes sont remis en cause, ou le rôle des hommes et des femmes est redéfini ; autrement dit, c’est une peur fondamentale de la liberté. En 2009, le gouvernement malien a voulu réformer le Code de la famille et retarder l’âge de mariage des jeunes filles de 13 à 15 ans: les islamistes ont organisé dans le stade de Bamako un gigantesque meeting au cours duquel on a entendu 50 000 personnes scander : « La civilisation occidentale est un péché ! » Pour de très nombreux pays de l’ex-tiers-monde, nous représentons le péché parce que avons pris nos distances par rapport à nos propres traditions,. Bien des imams et intellectuels progressistes essayent d’initier une réflexion théologique en profondeur. Mais les freins sont innombrables et l’accusation d’« islamophobie » fonctionne comme un couperet qui interdit toute réforme.
C’est peut-être vrai dans les pays où l’islam est majoritaire, mais on ne peut pas dire que les musulmans d’Occident soient animés par la haine de la modernité occidentale ! Nombre d’entre eux sont éclairés et se fichent bien qu’on caricature Mahomet. Il est vrai qu’on ne les entend pas forcément…
C’est le problème des modérés. On se félicite aujourd’hui que les musulmans modérés ne soient pas descendus dans la rue pour dénoncer les « blasphémateurs ». Mais ils sont trop modérés ! Pourquoi n’ont ils pas manifesté, après l’affaire Merah, comme le leur demandait le rabbin Bernheim, pour proclamer qu’ils ne se reconnaissaient pas dans les actes de Merah ? La peur de leurs extrémistes fait des musulmans modérés des gens sans voix. Une majorité silencieuse, trop silencieuse… Ils devraient eux mêmes faire la police dans leurs rangs,écarter les fous de Dieu et surtout ne pas crier à la victimisation au moindre frémissement.
Mais pensez-vous, d’un autre côté, qu’il est « irresponsable » de publier des dessins dont on sait qu’ils peuvent provoquer des réactions violentes ?
On peut discuter de l’opportunité ou non de publier ce genre de caricatures et, à la place du rédacteur en chef de Charlie, je ne l’aurais sans doute pas proposé à ce moment là. Mais à partir du moment où il l’a fait, la seule attitude possible est : soutien total ! Ne renversons pas les responsabilités : les coupables ne sont pas les auteurs ou les éditeurs de textes ou de dessins jugés « offensants », mais uniquement ceux qui descendent dans la rue pour lyncher. J’ajoute que les « provocations » de ce genre ont la vertu de réveiller les consciences, de provoquer des débats… et de savoir qui sont les couards.La poltronnerie est la vertu la mieux partagée dans l’intelligentsia française. Encore une fois, poser les questions qui fâchent peut inciter les musulmans français à secouer un islam très largement ossifié.
Que répondre à ceux qui, sans demander la prohibition du blasphème, estiment qu’il faut avoir du tact avec les croyances des autres ?
À titre individuel, je suis tout à fait d’accord, mais le problème n’est pas là. Nous sommes en France, un pays doté d’une tradition d’anticléricalisme datant des XVIIIe et XIXe siècles, où l’on bouffe du curé sans que cela suscite la moindre indignation. On bouffe aussi du rabbin de manière moins systématique, mais il y a un humour et une autodérision juifs. Il est impensable que certaines croyances puissent être piétinées quand d’autres seraient intouchables. Cela dit, ceux qui manquent de tact concernant l’islam, ce sont les islamistes qui montrent un visage fanatique et abominable ! Ce sont eux qui devraient être traînés devant les tribunaux pour islamophobie et atteinte à l’image du Coran…
Les tribunaux estiment parfois que la religion la plus ancienne et majoritaire en France doit avoir le cuir plus épais que les autres…
En effet, conformément aux Évangiles, les chrétiens doivent tendre la joue gauche et se repentir de leurs péchés. La notion d’auto-examen ou de repentir est, pour l’instant, étrangère à l’islam qui se vit toujours comme persécuté alors qu’il opprime les minorités chrétiennes en Orient. Si les grandes autorités sunnites et chiites faisaient leur examen de conscience et demandaient pardon pour tous les crimes commis au nom de l’islam depuis les origines, comme l’a fait l’Église, ce serait l’aube d’une ère nouvelle.
Cela dit, aujourd’hui, les représentants de toutes les religions se serrent les coudes contre l’esprit anticlérical que vous évoquiez.
Vous avez raison, le dialogue entre les dignitaires pourrait se résumer en une phrase : « Ne nous faisons pas de mal. » On dirait que l’irruption de l’islam dans l’espace européen nourrit pour les deux autres monothéismes le rêve fou d’un retour à un monde pré-laïque. Salman Rushdie raconte, dans son formidable livre autobiographique, Joseph Anton, que les pires réactions qu’il ait reçues à la suite de la publication des Versets sataniques venaient du Vatican, du Grand rabbin d’Angleterre et de l’Archevêque de Canterbury.
On a aussi l’impression que, dans la société et dans les médias, le sentiment religieux est aujourd’hui tenu pour quelque chose de forcément admirable. Tout le monde a trouvé merveilleuse la conversion de Diam’s, qui est apparue à la télévision voilée de pied en cap…
Si Diam’s trouve sérénité et apaisement dans l’islam, je n’ai rien à y redire, mais j’aimerais que les musulmans qui souhaitent se convertir au christianisme, au judaïsme, ou tout simplement quitter leur religion soient accueillis de la même façon et avec la même décontraction. Peut-être l’islam suscite-t-il une forme d’envie : alors que nos religieux paraissent fades, l’Islam s’affirme sans l’ombre d’un doute, sans une fissure dans l’affirmation de la foi. Cette assurance, nous l’avons perdue, pour toujours. Le choc d’une civilisation sceptique − l’essence même de l’Occident depuis un siècle − face à une civilisation de la certitude, nous laisse désarçonnés. La liberté est un fardeau terrifiant.[/access]
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