C’est le ministre des Affaires étrangères de Pologne qui dit qu’Auschwitz, c’était les Ukrainiens qui l’ont libéré, puisque les troupes qui sont entrées dans le camp dépendaient du « 1er front d’Ukraine ». Y a-t-il eu une protestation de l’Europe contre ces propos ? Une demande collective faite à la Pologne de mettre ce ministre dehors ? Je n’ai pas l’impression.
Folie de la décomposition, la folie nationaliste. —.Depuis que j’ai vu qu’il y avait eu un défilé de l’armée israélienne à Auschwitz, je peux m’attendre à tout. L’onction d’Auschwitz pour justifier la politique de Lieberman et de Netanyahou, et, avant eux, celle de Sharon. On dit en russe : « мертвые сраму не имут » — les morts n’ont pas de honte, ne ressentent pas la honte. Je pense que si, bien sûr. Puisque, les morts, nous les portons en nous, et que, nous, la honte, elle fait partie de nos vies. — Evidemment, Auschwitz n’a pas été délivré par les « Russes », en tant que « Russes », mais par les Soviétiques, par une armée multinationale — par tous les peuples de l’URSS, et, dans une cérémonie normale, il faudrait que tous les anciens pays de l’URSS soient représentés. Ils ne le seront pas.
Quand mon père, jeune juif français d’origine polonaise, a adhéré au Parti Communiste, — il ne l’a pas seulement fait parce qu’il croyait en l’avenir radieux offert au monde par le camarade Staline, il l’a fait parce que, s’il était encore vivant, il le devait aux millions et aux millions de morts de l’Armée Rouge, au sacrifice de tout un pays. Et ça, même aujourd’hui, ça reste vrai. — Un de ses oncles (mais il ne le savait pas), officier dans l’armée polonaise en 39, avait choisi de se rendre aux Soviétiques plutôt qu’aux Allemands, et il avait disparu — on a tout lieu de penser qu’il a été assassiné à Katyn. Mais, c’est, sans aucune exception, toute la famille de mon père (du côté de son père et de sa mère) qui avait disparu en 1945. Tous ceux qui étaient en Pologne. Certains autres, cachés en Belgique ou en France, ont pu survivre).
On parlait, dans mon enfance, des vingt millions de morts soviétiques. Il semble qu’il y en ait eu 27 millions. — De morts. Sans compter les blessés, les gens détruits intérieurement — et sans compter les gens emprisonnés ou dans les camps en Sibérie. Hier, juste comme ça, j’ai compté le nombre de jours de guerre traversés par les « Russes », comme on dit — par les gens qui ont vécu en URSS. Ça fait plus ou moins 1800 jours. Divisez 27 millions par 1800, vous arrivez à 15.000 morts par jour.
J’avais vu passer ça, un jour — dans un reportage, russe (fait au début des années 2000, quand il était encore possible de dire quelque chose). Vous savez quelle était l’espérance de vie moyenne d’un soldat soviétique à Stalingrad ? — 24 heures.
Et la façon dont Staline a traité les prisonniers ? — ceux qui ont survécu aux camps allemands (puisque Staline n’avait pas signé la convention de Genève), considérés comme des lâches et des traîtres, ont, pour la plupart, été envoyés directement en Sibérie. Et la façon dont, en URSS, après-guerre, on a traité les gens qui avaient vécu sur un territoire occupé par les Allemands — c’est-à-dire ceux qui avaient survécu à l’occupation ? Eux aussi (et il s’agissait de dizaines de millions de personnes), étaient considérés comme des agents potentiels des nazis, ou de qui vous voulez.
Et les viols systématiques, en Pologne et en Allemagne, au fur et à mesure de l’avancée de l’Armée rouge ?… On parle de plusieurs millions de femmes violées.
Et, en même temps, oui — c’est l’Armée rouge, c’est le peuple soviétique tout entier (je le dis comme ça) qui a fait qu’Hitler a pu être vaincu. Et l’héroïsme — extraordinaire — et ordinaire des gens. Ou pas l’héroïsme, mais, juste, cette sensation qu’il n’y avait pas moyen de ne pas se battre, parce que ce qui était en jeu dépassait, de très loin, toute vie individuelle.
Le fait est qu’en Russie, dans la civilisation russe, « l’individu », ça n’a jamais existé. Jamais on n’a pris en compte la valeur de la vie humaine. De la vie d’un seul homme. A aucun moment de l’histoire de ce pays. Ce n’est pas pour rien que le verbe être, au présent, n’existe pas en russe — son emploi est uniquement liturgique, réservé à Dieu.
Et quelle violence dans la société — quelle violence entre les gens. Et, là encore, de tout temps.
Et, en même temps, cette chaleur humaine — des gens.
Poutine est Poutine. Il est considéré comme ennemi, il est un ennemi. Il se dresse en ennemi, pour garder le pouvoir, et continuer à piller le pays. Lui, après les autres. Mais qu’il ne soit pas présent à la cérémonie des 70 ans de la libération d’Auschwitz, c’est pire qu’une honte. Si, lui, il n’y est pas, aucun chef d’Etat ne devrait y être.
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*Photo : VILLARD/SIPA. 00703017_000035.
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