Auschwitz, attentats de Copenhague : le journal d’Alain Finkielkraut


Auschwitz, attentats de Copenhague : le journal d’Alain Finkielkraut

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Les 70 ans de la libération d’Auschwitz (1er février 2015)

Élisabeth Lévy. Il y a soixante-dix ans, l’armée soviétique libérait le camp d’Auschwitz, ouvrant une ère nouvelle d’effroi et de culpabilité dans la conscience européenne. La cérémonie de commémoration a réuni des survivants et de nombreux chefs d’État dans le sinistre décor du camp. Quelques semaines après l’attentat de Vincennes, il était impossible de ne pas noter que la violence antisémite avait survécu au « plus jamais ça ». Malgré le télescopage presque incongru de la mort passée et de la vie présente, il me semble que quelque chose dans ces commémorations échappe au spectacle. Est-ce aussi votre impression ?

Alain Finkielkraut. Dans L’Écriture du désastre, Maurice Blanchot cite cette phrase d’un membre des Sonderkommandos d’Auschwitz dont on a retrouvé les notes enfouies près d’un crématoire : « La vérité fut toujours plus atroce, plus tragique que ce que l’on en dira. » Pour autant, écrit Blanchot, « comment accepter de ne pas connaître ? Nous lisons les livres sur Auschwitz. Le vœu de tous là-bas, le dernier vœu : sachez ce qui s’est passé, n’oubliez pas, et en même temps jamais vous ne saurez. »

Je sais beaucoup de choses sur cette période maudite, j’ai lu Primo Levi, Jean Améry, Imre Kertész et les ouvrages des historiens. J’ai vu Shoah de Claude Lanzmann, j’ai écouté les récits de mes parents, mais, malgré toutes ces connaissances accumulées, je suis resté sans voix devant le documentaire Jusqu’au dernier, diffusé à la télévision pour le 70e anniversaire de la découverte du camp d’Auschwitz. Était-ce la première fois que je voyais les photographies d’enfants juifs apeurés prises par des soldats allemands quelques instants avant leur exécution ou les images de femmes à moitié dévêtues, assises sur le trottoir et comme frappées de stupeur lors du pogrom de Lvov ? Peut-être pas. Mais rien ne me protégeait contre leur horreur insupportable et incompréhensible.

Plus notre savoir augmente, plus s’épaissit le mystère de ce crime méticuleux et sauvage. L’histoire, la philosophie, la littérature nous éclairent sur lui et s’y cassent les dents. À défaut de pouvoir percer l’énigme, Théodore Adorno a énoncé ce nouvel impératif catégorique : « Penser et agir en sorte d’Auschwitz ne se répète pas, que rien de semblable n’arrive », et l’Europe post-hitlérienne a repris cette exigence à son compte sous la forme ramassée du « plus jamais ça ». On a donc décidé de tout mettre en œuvre pour que les démons de l’Europe ne se réveillent jamais.

Ce que cette vigilance adornienne n’avait pas prévu et ne veut toujours pas prendre en compte, c’est que l’Europe puisse avoir non seulement des démons mais des ennemis, que ses ennemis détestent également les juifs et qu’ils invoquent, pour justifier leur haine, l’injustice dont ils continuent d’être victimes.[access capability= »lire_inedits »] Certains porte-parole du « plus jamais ça » viennent même à leur secours en dénonçant la stigmatisation qui les frappe, et c’est ainsi que le devoir de mémoire qui devait être la sœur Anne du XXIe siècle fonctionne comme le cheval de Troie de la nouvelle violence antijuive. Dans son Journal publié sous le titre L’Ultime Auberge, Imre Kertész écrit : « Les jours misérables du déclin de l’Europe. L’Europe s’aplatit devant l’islam, le supplie de lui faire grâce. Cette comédie me dégoûte. L’Europe meurt de sa lâcheté, de son incapacité à se défendre et de l’ornière morale évidente dont elle ne peut s’extraire depuis Auschwitz. » On craignait l’oubli, mais c’est l’usage que nous avons fait de la mémoire, c’est l’impératif catégorique énoncé par Adorno qui sont devenus notre ornière morale.

Il y a un mois, les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher de Vincennes tuaient 17 personnes. La sidération s’est transformée en mobilisation et, le 11 janvier, 4,5 millions de Français sont descendus dans la rue. Dans les médias, on allait jusqu’à évoquer sans trop de périphrases l’antisémitisme de nos territoires perdus, voire à suggérer que l’islam de France devrait faire son aggiornamento républicain.

Mais, le 20 janvier, Manuel Valls parlait d’apartheid, et le problème était le tort que la France avait infligé à ses enfants immigrés. Or, s’il n’y a pas d’apartheid, il y a bien, de plus en plus, séparation. Et on n’a pas pu ne pas remarquer que « la France qui n’était pas Charlie » était pour une grande part celle des « quartiers », qui ne se sont guère mobilisés le 11 janvier.

Le 11 janvier 2015, les gens sont massivement descendus dans la rue pour défendre la République et, par-delà la République, la civilisation française. Moins d’un mois après, sous le nom d’« esprit du 11 janvier » et sous la haute autorité du chef de l’État, la mobilisation générale est remplacée par l’incitation à la pénitence collective. « Qu’avons-nous fait de mal pour qu’on nous ait fait tant de mal ? » Une fois encore – cela devient une désolante habitude –, la France réagit à l’agression par l’expiation. Et en guise de césure entre un avant et un après-11 janvier, on voit resurgir nos vieilles connaissances : l’exclusion, la ségrégation, la discrimination, la stigmatisation – tous ces « -ions » que les jeunes des « quartiers défavorisés » ont pris sur la figure avant de sombrer, parce qu’ils n’en pouvaient plus, dans la violence sectaire.

Au lendemain des émeutes urbaines de novembre 2005, les incendiaires présentaient la note sous la forme de cahiers de doléances et la République demandait pardon en jurant sur les valeurs inscrites à ses frontons qu’elle allait tout faire désormais pour réparer ses torts. Ça recommence. La République bat à nouveau sa coulpe. Elle s’excuse, elle se repent et promet qu’elle ne faillira plus. Mais quelle faute a-t-elle donc commise pour qu’une élève de terminale du lycée Averroès de Lille soutienne devant son professeur de philosophie que « la race juive est une race maudite par Allah » ? « L’esprit du 11 janvier » aimerait pouvoir incriminer l’apartheid social, territorial, scolaire, et une laïcité trop rigide. Seulement voilà : le lycée Averroès est un établissement privé sous contrat, flambant neuf et bien situé. Ce que manque la sociologie avec ses causes immuables et ses inévitables « effets boomerang », c’est, pour le dire avec les mots du philosophe Max Horkheimer : « la non-contemporanéité des contemporains ». Nous croyons que la mondialisation économique et technologique nous a fait entrer dans l’âge de l’histoire universelle. Mais, dans le temps de la sortie de la religion qui est le nôtre, on étudie et on admire le défi de Don Juan à la statue du Commandeur alors qu’en cas d’offense faite au Dieu miséricordieux ou à son prophète, la sympathie de la majorité des musulmans va spontanément à la force qui punit l’offenseur. Et il est vain de rappeler aux élèves du lycée Averroès, immergés dans l’antisémitisme, l’extermination des juifs par Hitler : cela ne les concerne pas, ce n’est pas leur généalogie, ce n’est pas leur histoire.

Je laisse aux experts le soin de décider s’il faut choisir, pour les nouveaux arrivants, la voie de l’intégration ou celle de l’assimilation. Tout ce que je sais, c’est que les habitants d’un même territoire ne peuvent vivre ensemble que si leurs montres indiquent la même heure. La synchronisation s’impose. Et pour synchroniser les Français, il faut que soit mis un terme à l’immigration de peuplement. Pour Philosophie magazine, Michel Eltchaninoff est allé à La Villeneuve, ce quartier des environs de Grenoble qui avait été conçu à l’origine comme « un modèle d’ouverture à autrui et à la mixité » et qui est devenu peu à peu ethniquement homogène. Pourquoi ce fiasco ? Parce que, selon un militant associatif resté sur les lieux : « La Villeneuve est une utopie du Nord peuplée avec des gens du Sud. On n’a jamais appris la vie urbaine à ces populations issues de la ruralité. C’est ce qui explique que tant de personnes jettent leurs ordures par les fenêtres. Dans ces pays, les espaces publics sont dégoûtants alors que l’espace privé est impeccable. »

Nul n’est par essence ou par fatalité étranger à l’urbanité française. Mais pour que tous deviennent contemporains, il ne faut pas qu’augmente indéfiniment le nombre de ceux qui ne le sont pas au départ. L’unique problème du monde, disait Leopold Kohr, le maître à penser d’Ivan Illich, n’est pas le mal mais la taille excessive : « Partout où quelque chose ne va pas, quelque chose est trop gros. »[1. Cité dans Olivier Rey, Une question de taille, Stock, 2014.]

Les attentats de Copenhague (15 janvier)

Un homme a criblé de balles la façade d’un centre culturel de Copenhague où se déroulait un débat sur l’islamisme, la liberté d’expression et le blasphème, en hommage à Charlie Hebdo et en présence du dessinateur suédois Lars Vilks. L’homme a tué un passant et blessé trois policiers. Quelques heures plus tard, le même terroriste a tué un jeune garde qui veillait devant une synagogue de Copenhague et blessé des policiers, avant d’être lui-même abattu par la police danoise. Que vous inspire ce nouvel attentat en Europe ?

On dit indifféremment « nouvelles » et « informations », mais l’actualité, ces derniers temps, c’est moins souvent la nouveauté que le tragique de répétition. L’événement qui vient de se produire à Copenhague est le décalque des tueries de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher. Cibles similaires : les offenseurs de Mahomet et les juifs. Même mode opératoire : le fusil d’assaut. Un terrorisme d’autant plus inquiétant qu’il ne requiert aucune compétence particulière prend ses quartiers sur le Vieux Continent. Le spectaculaire attentat du 11 Septembre nécessitait une préparation minutieuse et un savoir-faire hors du commun. Il suffit d’être possédé par la haine et de posséder une kalachnikov pour imiter les frères Kouachi. Selon Peter Sloterdijk, « ce crime est la preuve du fait que le star system peut se déplacer vers la criminalité pseudo-politique. Les auteurs du massacre réclament d’abord cette partie de l’attention publique que seul un acte très médiatisé peut offrir ». Il est probable que cette course au martyre et à l’Oscar du carnage ne s’arrêtera pas à Copenhague.

Nos dirigeants répètent et répéteront demain qu’il n’est pas question de céder devant la terreur. N’oublions pas cependant que les mêmes qui proclamaient : « Debout la République ! » le 11 janvier se sont empressés de l’asseoir sur le banc des accusés pour répondre du crime d’apartheid. S’il y a sécession culturelle et radicalisation politique, nous disent le gouvernement politique de la nation et celui – médiatique – des consciences, c’est du fait de la « ghettoïsation » que subissent les sécessionnistes. Ancrés dans la certitude que le mal procède, en dernier ressort, de l’inégalité, ces gouvernements s’obstinent à ne pas voir que l’islamisme radical est une réaction non à ce que l’Occident a d’oppressif mais à ce qu’il a d’émancipateur. La mixité par exemple, qualifiée alternativement de « liberté bestiale » et de « marché d’esclaves » par Saïd Qotb, le plus important théoricien des Frères musulmans. Et tandis que la gauche s’engage sur la voie de l’expiation pour les crimes coloniaux d’hier et les discriminations d’aujourd’hui, la droite et le centre choisissent la voie plus réaliste de l’accommodement avec une population dont il faut désormais prendre en compte le poids électoral. Michèle Tribalat rappelait récemment que, pour chasser les communistes de la mairie de Bobigny, le candidat de l’UDI avait accueilli sur sa liste un membre de l’Union des démocrates musulmans de France et que celui-ci était chargé désormais d’installer un musée de l’histoire de la colonisation.

« Pas d’amalgame ! », dit-on de tous côtés. Je partage cette inquiétude, je me garde de confondre l’islam et l’islamisme, mais je constate que pour empêcher le glissement de l’un à l’autre la politique des pays européens tend de plus en plus, et au prix de l’autocensure, à ménager la susceptibilité des musulmans et à satisfaire leurs demandes. Soucieuse déjà d’éviter les crispations, la police ne fait plus respecter l’interdiction du voile intégral dans l’espace public. Et des voix s’élèvent pour inviter la République à relâcher ses exigences au nom de la liberté religieuse, c’est-à-dire des droits de l’homme. Nos mœurs peu à peu sacrifiées à notre idée du droit : voilà le programme.

La politique européenne d’immigration repose sur l’idée que les individus sont interchangeables. Elle voit l’homme, d’où qu’il vienne et quel qu’il soit, à l’image du soldat inconnu, celui, comme dit Ernst Jünger, « dont la vertu réside dans le fait qu’on puisse le remplacer et que derrière chaque tué la relève se trouve déjà prête ». L’hécatombe de 1914-18 nous a guéris du nationalisme et de la guerre en chantant, mais nous n’avons pas rompu avec l’économie de la substitution. Nous l’avons même universalisée. La Commission Attali pour la libération de la croissance française recommandait en 2008 d’« élargir et favoriser la venue des travailleurs étrangers » pour remédier aux pénuries de main d’œuvre. L’un peut faire office de l’autre et l’autre de l’un : aux yeux de ceux qui comptent, le monde est tout entier peuplé de soldats inconnus. Si nous n’abandonnons pas cette anthropologie désespérante, elle finira par avoir raison de notre civilisation.[/access]

*Photo : wikicommons.

Mars 2015 #22

Article extrait du Magazine Causeur



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Alain Finkielkraut est philosophe et écrivain. Dernier livre paru : "A la première personne" (Gallimard).

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