La principale fête musulmane est désormais solidement ancrée dans la société française et les personnalités politiques ne manquent jamais d’offrir leur voeux à cette occasion. Toutefois, le rite de l’Aïd et le mythe qu’il commémore méritent d’être interrogés de manière critique.
Il est impossible de comprendre une religion sans analyser ses fêtes et ses rites. Dès la plus tendre enfance, avant tout enseignement des croyances et des dogmes, ils imprègnent plus ou moins consciemment ceux qui y participent. Ne l’oublions pas : la force des religions vient en grande partie de leur capacité à s’adresser à la personne humaine dans sa totalité, conscient et inconscient, en lui parlant le langage des mythes, des symboles, et des rituels.
Il est impossible de comprendre l’islam sans analyser sa principale fête, la plus connue et la plus populaire : l’Aïd el-Kébir (« la grande fête ») également appelée Aïd al-Adha (« la fête du sacrifice »). Il faut aussi naturellement réfléchir à ce que représente le ramadan, tout aussi important, mais ce n’est pas l’objet ici.
Une réflexion critique nécessaire
Il est probable que nombre de musulmans seront sincèrement surpris et peut-être choqués par mon analyse. Pour eux, et c’est très bien ainsi, l’Aïd el-Kébir est simplement une fête de famille chaleureuse, de bons souvenirs d’enfance, un moment de partage entre amis, entre voisins, chez certains une occasion privilégiée pour se soucier sincèrement des plus pauvres. Pour eux, ce rite est précieux parce qu’il incarne la stabilité dans un monde dont les bouleversements s’accélèrent, et plus encore parce qu’il tisse un lien entre les vivants, les morts et les générations à venir, et c’est là une aspiration naturelle. Pour autant, tout comme il est indispensable de s’autoriser à critiquer les textes, il est indispensable de critiquer les symboles et les rites, dont l’influence inconsciente est au moins aussi grande. Et plus leur charge affective est importante, plus leur influence est forte, et plus la critique doit être exigeante.
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Au demeurant, je ne fais que souligner ce qui a été déjà écrit ailleurs par des musulmans, notamment Al Ghazâli et la Grande Mosquée de Paris. Que d’autres musulmans le trouvent choquant ne peut que me réjouir : c’est la preuve qu’il y a un espoir pour que se généralise une critique interne à l’islam, capable d’arracher de ses rites autant que de ses textes le poison de la tentation théocratique. Les juifs et les chrétiens ont fait ce travail critique, même s’il fut parfois douloureux mais d’autant plus nécessaire – je pense par exemple à l’analyse au scalpel du père Maurice Bellet dans Le dieu pervers, ouvrage fondamental pour comprendre les abus sexuels dans l’Eglise – pourquoi les musulmans en seraient-ils incapables ?
La commémoration d’un sacrifice
Au-delà de la célébration festive en elle-même, parfaitement légitime et même sympathique, l’Aïd al-Adha est une commémoration. En tant que telle, elle renvoie à un événement précis, ici un événement mythique – j’emploie « mythique » au sens de « archétypal, porteur d’une signification profonde intemporelle », sans préjuger de sa factualité historique à mes yeux totalement secondaire. Souvenons-nous de ce que Flavius Sallustius écrivait au sujet des mythes de sa propre religion : « Ces choses n’eurent jamais lieu, mais elles sont toujours. »
L’islam a choisi comme fête principale la commémoration du fait qu’un père était prêt à assassiner son fils, là où le judaïsme a choisi une cérémonie de pardon, et le christianisme la naissance d’un enfant
Or, caché derrière la fête, souvent un peu oublié mais inconsciemment toujours présent, le mythe que l’Aïd al-Adha glorifie et réactive chaque année, ce mythe dont elle entretient la vitalité dans l’inconscient des croyants, ce mythe qu’elle les prépare à accepter comme exemplaire et bon, est ni plus ni moins que la glorification de l’acceptation d’un sacrifice humain, celui d’un fils par son propre père. Glorification du renoncement à la fois aux liens affectifs instinctifs et à la morale, au nom de la soumission aveugle à la volonté divine.
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En effet, l’Aïd al-Adha commémore le sacrifice d’Ibrahim (qui n’est pas tout à fait Abraham), ou plutôt le fait qu’Ibrahim ait accepté de sacrifier son fils sans autre raison que parce qu’Allah le lui avait demandé. Point fondamental : il ne s’agit pas ici de procéder à un sacrifice humain par nécessité, comme le faisaient les Aztèques qui étaient persuadés que sans le sang des victimes le Soleil s’éteindrait, et que le monde disparaîtrait. Tout-puissant, Allah ne saurait avoir besoin d’une telle offrande, ce que confirme évidemment le fait qu’au final, l’enfant n’est pas tué. Il ne s’agit donc pour ce dieu tout-puissant que de se prouver à lui-même la soumission d’Abraham/Ibrahim, au mépris des dégats psychologiques que la preuve exigée infligera à celui-ci, ainsi qu’à son enfant et à leur famille.
Un mythe problématique pour les monothéismes
Et c’est bien l’obéissance absolue que valorise par exemple la Grande Mosquée de Paris, pourtant considérée comme adepte d’un islam dit modéré, lorsqu’elle évoque l’histoire que commémore l’Aïd al-Adha. Sur son site internet, la page intitulée Abraham (Ibrahim) indique explicitement : « Pour prouver sa soumission, Abraham se vit dans l’obligation de sacrifier l’un de ses fils. Lequel ? » Suit un long développement examinant du point de vue musulman la question de savoir si l’enfant en question était Isaac ou Ismaël, ce qui contraste avec l’absence totale d’interrogation sur la signification éthique de l’épisode. A l’inverse, le christianisme comme le judaïsme luttent avec l’immoralité de cette histoire depuis des siècles. CG Jung, dans une lettre publiée dans le recueil « La vie symbolique », évoque même un Midrash selon lequel « on fait encore sonner le Schofar au jour de la réconciliation pour rappeler à YHVH son acte d’injustice envers Abraham (en le forçant à tuer Isaac) et pour l’empêcher de le répéter. »
La docilité pour ne pas dire la servilité d’Ibrahim est valorisée, élevée au rang de vertu héroïque.
Rien de comparable dans le texte de la Grande Mosquée : « Au cours de son apostolat, Abraham fut mis à rude épreuve : le sacrifice de l’un de ses deux fils. Ayant donné toute la mesure de sa soumission à Dieu, il fut miraculeusement arrêté dans son geste et l’immolation n’eut pas lieu. » Puis : « L’épreuve de soumission dont il fut le héros sincère (khalîl) concerne Ismaël et non Isaac. »
Sans ambiguité, la docilité pour ne pas dire la servilité d’Ibrahim est valorisée, élevée au rang de vertu héroïque. A aucun moment n’est soulevé le point crucial : si quelqu’un vous ordonne d’assassiner votre enfant sans autre raison que de lui prouver votre totale soumission à ses moindres volontés, la seule réponse valable d’un point de vue éthique est le célèbre mot du général Cambronne, de préférence accompagné d’un certain geste popularisé par Mila. Que celui qui exige la mise à mort de l’enfant soit mortel ou immortel, humain ou divin, naturel ou surnaturel, ne change rigoureusement rien à l’affaire au plan moral.
Deux approches opposées
Il est important ici de souligner qu’Ibrahim n’est pas tout à fait Abraham. Leurs histoires se ressemblent énormément, mais elles divergent sur des éléments fondamentalement signifiants.
Pour le judaïsme comme pour le christianisme, le point clef est que l’enfant n’a pas été sacrifié. Pour le faire venir avec lui jusqu’au lieu prévu pour la mise à mort, Abraham ment à son fils, et le fait qu’il mente montre qu’il a conscience de la dimension immorale de ce qu’il s’apprête à faire. L’histoire est profondément ambiguë, gênante même, et depuis au moins le Moyen-Âge nombre de penseurs juifs comme chrétiens en sont arrivés à dire que Dieu ne pouvait pas avoir ordonné un sacrifice humain à Abraham, même pour le tester, et qu’Abraham n’avait fait que suivre initialement une (hypothétique) coutume primitive et barbare, Yahvé n’intervenant que pour y mettre fin. En outre, alors que l’ordre de mise à mort venait directement de Dieu, c’est un ange qui finalement arrête Abraham et lui dit de ne pas sacrifier son enfant. On pourrait donc dire aussi qu’entre un dieu qui lui ordonnait de tuer Isaac et un ange qui lui permet de ne pas le faire, Abraham a choisi l’ange. Quoi qu’il en soit, le moment de l’alliance, et ce qui est depuis considéré comme la leçon du mythe, c’est que Yahvé ne veut pas qu’Isaac soit sacrifié. Yahvé est donc le dieu avec lequel Abraham a fait alliance en ne tuant pas son fils.
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Pour l’islam, en revanche, le point clef est l’absolue soumission à la volonté divine, c’est-à-dire le fait que le père soit prêt à tuer l’enfant pour se plier à l’ordre reçu. Islam, on le sait, signifie en même temps « soumission » et « paix », mais c’est une paix qui naît de la soumission, non de l’harmonie. Nulle tromperie du père envers le fils dans cette version : Ibrahim dit ouvertement à Ismaël de quoi il en retourne, et son fils accepte le sacrifice et s’offre volontairement. L’ambiguïté biblique disparaît, la conduite juste et valorisée est univoque : c’est l’obéissance. Certains commentateurs musulmans écrivent même que le diable tenta de dissuader le patriarche de tuer Ismaël : l’ange biblique est vu ici comme démoniaque. Contrairement à Abraham, c’est en n’écoutant pas cet ange qui lui dit d’épargner son fils qu’Ibrahim réussit l’épreuve – il faut que la main d’Allah en personne l’arrête. Dans cette version la question centrale n’est pas « faut-il ou non tuer l’enfant ? », puisque le même comportement est d’abord jugé mauvais lorsque suggéré par l’ange puis bon lorsqu’ordonné par Allah, mais « à qui faut-il obéir ? » Et j’ajoute : obéir à tout prix. Ici, la conclusion est donc qu’Allah est le dieu avec lequel Ibrahim a fait alliance en acceptant de tuer son fils.
Soumission contre choix
Il y a là deux archétypes puissants mais radicalement différents : l’un de la soumission absolue, l’autre du choix plutôt que de l’obéissance aveugle. Pas étonnant que les adorateurs du premier fassent preuve d’hostilité envers les fidèles du second. Notons d’ailleurs que la « ligne de démarcation » traverse en pratique les trois religions dites « abrahamiques » : de même qu’il y a des musulmans qui font le choix de la conscience, ou dont l’amour pour leurs enfants est trop fort pour qu’ils acceptent de leur infliger cette immolation de l’esprit et de l’âme qu’est le carcan dogmatique, il y a des juifs et des chrétiens qui font le choix du fanatisme forcené. Dès lors, rien de surprenant dans les crimes commis au nom de la religion. Un dieu capable d’exiger qu’on lui sacrifie son enfant est un être terrible, terrifiant, qui pousse ses adorateurs à la surenchère dans les démonstrations de dévotion, que ce soit pour échapper à son courroux ou pour tenter de satisfaire un maître qui a prouvé qu’il n’en a jamais assez – et je pense naturellement à ceux que Fethi Benslama appelle les « surmusulmans » dans un livre intitulé, ce n’est pas un hasard Un furieux désir de sacrifice. Selon ses propres termes : « La définition que je propose du « surmusulman » est la suivante : c’est le musulman qui veut être plus musulman que le musulman qu’il est. Cela peut passer par la multiplication des signes extérieurs de fidélité : des marques corporelles et vestimentaires, un lourd carcan rituel, l’obsession de la pureté, cela peut conduire à la défense violente de la religion. »
Bien sûr, ces processus largement inconscients ne font pas tout. Bien sûr, ils ne touchent pas toutes les personnes de la même manière. Mais qui peut prétendre qu’ils n’auraient aucune incidence ? Sans oublier qu’ils sont profondément révélateurs. Songez-y : l’islam a choisi comme fête principale la commémoration du fait qu’un père était prêt à assassiner son fils, là où le judaïsme a choisi une cérémonie de pardon, et le christianisme la naissance d’un enfant. Au passage, on remarquera que cette primauté chrétienne donnée à Noël relève de la piété populaire, alors que l’Eglise s’évertue à répéter que Pâques est la fête la plus importante, Pâques qui est évidemment la résurrection du Christ mais aussi le sacrifice de Jésus par son père divin, ce qui est évidemment comme un écho de l’histoire d’Abraham. « Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? »
Repenser l’Aïd
Certains penseront que tout ceci est anecdotique. Si seulement ! En réalité, on touche au cœur des difficultés que notre société rencontre avec l’islam. Chaque année, dès leur plus jeune âge, tous les musulmans vivent et ravivent collectivement, avec une intensité émotionnelle extrême, un rituel symbolique et sans doute initiatique dont la référence mythique exalte la soumission à un ordre arbitraire au détriment de la conscience morale. Comment ne pas évoquer Al Ghazâli, dont l’influence imprègne tout le sunnisme contemporain, qui affirmait que si Allah ordonnait de faire le mal et de croire des mensonges, il faudrait faire le mal et croire des mensonges ?
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Qu’il y ait malgré tout parmi les musulmans des voix qui s’élèvent et appellent à « donner la priorité à l’horizon éthique sur l’injonction dogmatique », pour reprendre la très belle formulation d’Abdelwahab Meddeb, prouve de la part de ceux-là un admirable élan vers le bien, et permet d’espérer en la nature humaine ! On sait cependant la réplique de Gabin dans Le Président : « Il y a aussi des poissons volants, mais ils ne constituent pas la majorité du genre. »
Les musulmans d’aujourd’hui ont à leur disposition des penseurs remarquables de leur propre tradition, qui se sont astreints à un authentique travail critique, et tous les corpus philosophiques du monde, d’Aristote à Confucius. Il leur revient de s’emparer de ces outils pour éviter le piège de la surenchère dans les démonstrations de soumission, et pour affirmer sans honte qu’Ibrahim aurait dû dire non. Que l’islam auquel ils aspirent, la paix à laquelle ils aspirent, ne naît pas de l’acceptation de l’assassinat d’un enfant, mais au contraire de la reconnaissance sereine que leur sens moral, ou tout simplement leur amour pour leurs enfants, leur donnent la force de refuser un tel sacrifice, et que ce refus est bon. Que pour eux, l’Aïd el-Kébir ne sera plus la fête du sacrifice, mais la fête de l’enfant resté vivant, une célébration reliant les générations dans une spiritualité de la vie et de la joie. Comme l’écrit le juriste et philosophe musulman Yadh Ben Achour dans La deuxième Fatihâ : « L’homme libre, ami de Dieu, ne vaut-il pas mieux que l’homme esclave de Dieu ? »
Quant aux non-musulmans, qu’ils ne sous-estiment pas la puissance psychologique inconsciente d’une fête comme l’Aïd al-Adha, ni la manière dont sa force affective peut être utilisée à des fins de propagande. Que ses ombres ne fassent pas oublier ce qu’elle a de beau, mais que ses beautés ne rendent pas moins vigilants face aux ombres de ce à quoi elle renvoie. Ici, en France et plus généralement en Europe, sa popularité et sa visibilité croissante rendent plus nécessaire que jamais de réaffirmer clairement et fièrement ce qu’est notre civilisation, et de proclamer et de prouver que nous n’y renoncerons pas.
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