Disons-le tout de suite, avant de nous risquer sur les gentillesses, la production de Père d’August Strindberg à la Comédie Française mérite de sincères applaudissements : la mise en scène sobre, en costumes d’époque, sans ridicules originalités d’Arnaud Desplechin n’est pas sans finesse, ni sans une certaine intelligence du texte qu’il sert ; et qu’il a, précisément, l’humilité de servir, non pas d’asservir. Sur scène, Michel Vuillermoz se fait remarquer par l’excellence de son jeu, qui trouve en Martine Chevallier une interlocutrice lumineuse, cependant qu’Anne Kessler, son épouse sur scène, bien vite nous épuise en pleurnicheries chuintées sans interruption du début jusques à la fin. Mais si, du côté du Français, l’ouvrage est de belle facture, en peut-on dire autant de l’œuvre même d’August Strindberg ?
Ce serait mentir, car à l’évidence les Scandinaves sont bel et bien en matière d’art ces « germains périphériques » dont parlait Rebatet. Quel misérable patrimoine artistique que le leur : Grieg et Sibelius en matière musicale, c’est-à-dire le Néant soufflant ses pulpes dans un trombone ; Strindberg et Ibsen en matière théâtrale, c’est-à-dire le Néant se voulant gorille afin de monter sur les planches. En l’occurrence, Père est un verbeux navet, une manière de long gémissement bruyant stridulé par un vieux militaire à demi fou que son hystérique harpie de femme pousse à la démence, et qui finit, mors ex machina, par succomber à une crise d’apoplexie au moment où la patience du spectateur s’en va elle-même taquiner le trépas.
Le dénouement est si gros qu’on le subodore dès le début, suspendu tel l’épais de Damoclès au-dessus du père éponyme. Mais avant cela et pendant deux heures, donc, le bonhomme gémit d’interminables filaments misogynes, mais d’une misogynie fort sotte, bourgeoise, sans nulle racine métaphysique ou mystique : une sorte de complainte à l’emmerdeuresse, ponctuée une demi-centaine de fois par l’explicite rappel de la différence des sexes et couronnée par une ridicule parodie de la tirade de Shylock, où le Juif devient l’homme – et n’a-t-il pas des yeux, pour pleurer comme les femmes ? Quant à l’épouse, justement, ce n’est qu’un intarissable fleuve d’épais sanglots feints, de geignardises fluentes et de pleureries inexorables : d’un bout à l’autre de la pièce, Madame se répand ; elle perd ses eaux et sans nulle nuance, pleine d’acrimonie, c’est à cris mâles qu’elle se fait lacrymale. L’exubérance de son hystérie est telle que l’on en vient à se demander pourquoi ce n’est pas elle qui finit entrelacée dans une camisole de force, bien plutôt que son pauvre imbécile de mari : tant son comportement scintille-t-il de folie femelle qu’on soupçonne bien vite les autres personnages de la plus abyssale stupidité.
L’indigence du texte, relevée seulement par quelques traits d’humour suffisamment rares chez les Vikings pour être notés, n’a d’égal que l’insignifiance des caractères qui sous nos yeux ambulent de patauderies en maladresses, et se lancent de terrifiantes sentences philocomiques en pleine scène de ménage. Les couples scandinaves semblent avoir l’altercation conceptuelle et la dispute spéculative, mais le tout, en l’occurrence, torcheculatif.
En somme, dans ce gros machin dramaturgescent, rien ne tient et d’un bout à l’autre, on sent la pataude patte d’un norvégien névrosé, tout galeux de protestantisme et de naturalisme, dont les intuitions psychologiques équivalent à peu près celles d’un babouin lunatique auquel on aurait confisqué son traitement médical. Car ici et là le pathos gène, et tique le spectateur attentif. Ainsi, toute la pièce se peut résumer en cet unique ressort : Madame est une perverse qui parvient à pousser son mari vers la démence en insinuant, sournoise mais sans finesse aucune, en son esprit l’idée que sa fille pourrait n’être pas sa fille. Le soupçon instillé, Monsieur glisse, se crispe et crie beaucoup ; il répète une demi-centaine de fois que si la maternité est sûre, la paternité ne l’est jamais, tente de tuer sa fille d’un coup de pistolet puis sombre enfin dans la folie, quelques minutes seulement, puisqu’à la folie fait suite l’apoplexie… « et hop ! », comme dirait De Funès dans Le Mouton à cinq pattes. En dehors de cette trame très largement tressée : rien. Rigoureusement rien, à l’exception d’une petite seconde émouvante presque lorsque la fille de Monsieur, commençant de sentir son esprit coulant vers la vésanie, lui extorque quelques instants de lucidité en se jetant dans ses bras. Microscopique ersatz du Roi Lear ; l’on songe à Shakespeare, et l’on s’émeut donc, jusques à repenser à Strindberg.
Voilà une pièce à dormir deux bouts : du premier au dernier c’est encore la lutte du spectateur contre la somnolence qui s’avère épique, bien plus que les gras confits conflits des personnages. Mais las !, on voudrait sombrer que l’on ne pourrait même pas : les intermittentes gueuleries de Monsieur, ou les interminables sanglotises de Madame, auraient tôt fait de nous arracher aux torpeurs. Il faut être aussi curieusement embouché qu’un journaliste des Échos pour voir dans ce massif ramassis de poncifs une pièce « inouïe » dont on sortirait « remué ». Tel se mesure l’enthousiasme à l’aune d’un batteur à œufs et voit sans l’entendre une pièce dite inouïe, où l’on crie souventefois pourtant.
Père d’August Strindberg à la Comédie Française
*Photo : Wikicommons
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