Pour ceux qui ne l’auraient pas encore remarqué, nous vivons à l’ère de l’hégémonie féminine. Les nouvelles règles sont, certes, plus douces que celles de la domination masculine, mais leur transgression coûte très cher. Les hommes qui souhaiteraient éviter toute souffrance inutile – à l’ère féminine, toute souffrance est d’ailleurs inutile par définition et, avis aux martyrs, elle n’est plus glorifiée ni même valorisée – devraient apprendre rapidement dans quel monde nous vivons. Cécilia Rouaud se charge de leur rééducation avec beaucoup de talent et de perspicacité dans son premier film au titre évocateur : « Je me suis fait tout petit« . Grâce au caractère sexué de la langue française, il n’y pas de doute sur l’objet du rapetissement.
En 1956, quand Georges Brassens écrivait pour sa « Poupée » cette merveilleuse chanson éponyme, imaginait-il à quel point il avait raison ? En 1953, déjà, il était allé chercher chez Aragon Il n’y a pas d’amour heureux pour mettre en musique ces mots quelques peu équivoques : « rien n’est jamais acquis à l’homme ». Certains n’y ont vu qu’une gentille chanson d’amour; or, au faîte de la domination masculine, Brassens prophétisait en fait l’imminente débâcle du mâle. Cinq décennies plus tard, avec Je me suis fait tout petit, Cecilia Rouaud nous fait visiter le monde merveilleux des femmes où les intuitions prémonitoires de Brassens sont devenues réalités.
Yvan (Denis Ménochet), la quarantaine un peu négligée, est complètement largué. La vie de ce professeur de Français de collège s’est arrêtée cinq ans auparavant quand, sa femme Eve (what else ?) l’a quitté, ainsi que leurs deux filles, pour un autre homme qu’elle a suivi en Thaïlande. Dévasté et incapable d’assumer son rôle de père, Yvan confie les filles à sa sœur Ariane (Léa Drucker) et à son beau-frère (Laurent Lucas), permettant ainsi à ce couple sans enfants de former « une vraie » famille. Dans sa dérive existentielle, Yvan se heurte littéralement à Emmanuelle (Vanessa Paradis), la femme qui, enfin, le libérera. Oui mais de quoi ? Telle est la question autour de laquelle tourne l’intrigue.
D’après le film, être libre aujourd’hui c’est accepter pleinement le nouveau cours du monde, une logique « psychologisante » portée et incarnée par les femmes, où notre for intérieur dicte les lois qui nous gouvernent. Mais Yvan vit dans un monde régi par les normes sociétales et par une logique morale, source de conflits permanents entre volontés et désirs individuels d’un côté, loi et règles collectives de l’autre.
Ainsi, le véritable problème d’Yvan n’est pas la blessure narcissique que lui a infligée le départ de sa femme. S’il vit depuis cinq ans dans des cartons, incapable d’assumer une relation avec une autre femme que sa sœur, c’est que personne autour de lui, pas même ses deux filles, ne s’indigne du comportement de sa femme.
Dans notre gynécocratie, la seule loi est de vivre à chaque instant en accord avec ses sentiments. Je t’aimais hier, nous avons eu deux enfants ensemble, aujourd’hui j’en aime un autre avec lequel je pars à Phuket. Tout cela ne se veut ni moral ni immoral mais par-delà bien et mal. Pour Yvan, le comble est qu’Eve, son ex, ne culpabilise pas. Ainsi, elle donne sporadiquement de ses nouvelles en DVD, et quand sa nouvelle histoire d’amour se termine, elle n’hésite pas à abandonner Léo, le petit garçon né de cette relation… en le confiant à la sœur d’Yvan ! Le petit aura bien entendu droit à son DVD maternel pour son anniversaire. Le destin du petit garçon sera l’objet d’un combat entre deux forces : la volonté d’Ariane de materner, vivre la féminité jusqu’au bout, et la responsabilité d’Yvan, donc le sentiment du devoir moral : « je ne peux pas faire ça même si j’en ai envie » lui ouvrira le chemin de la paternité.
Yvan s’écroule sous le poids de la paternité et de la masculinité, se déchire dans des conflits intérieurs entre ses émotions et les normes qui encadrent le rôle du mâle. Les femmes qui l’entourent font en revanche ce qu’elles ont envie de faire sans l’ombre d’un remord ou du moindre sentiment de culpabilité. Yvan ne comprend pas que dans le nouveau monde le mot « devoir » est banni car tout est permis pour s’épanouir personnellement à une seule condition : il faut dire les choses. Si on a le courage de trouver les mots, on est dispensé de responsabilité morale et de tous les dommages collatéraux.
Dans cette logique psychologisante, on ne condamne jamais, on essaie de comprendre, on ne juge pas, on respecte jusqu’au plus absurde. L’autorité et la loi sont abolies au profit d’un matriarcat bienveillant et bavard. Les femmes enfantent, maternent – comme dit la fille aînée d’Yvan, 18 ans, « ne pas avoir d’enfant c’est mourir » – et finissent par infantiliser tout le monde, à commencer par les hommes.
La famille contemporaine, contrairement à une idée reçue, n’est donc ni recomposée ni homoparentale mais matriarcale. Ce n’est pas un hasard si le film commence avec un gros plan sur un enfant perdu et se termine dans la cour d’une école maternelle, sans une seule scène érotique entre ces deux moments. Il n’y a plus d’hommes ni d’époux, mais que des enfants, fussent-ils parfois âgés de 40 ans. Les pères ont cédé leur place aux géniteurs, aide-maternels, enfants attardés et un peu perdus qui finissent – c’est une comédie ! – par être sauvés par une femme.
Je me suis fait tout petit, de Cecilia Rouaud
Dans trop peu de salles, à voir rapidement
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