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Au Royaume Uni, les musulmans prennent leur autonomie politique


Au Royaume Uni, les musulmans prennent leur autonomie politique
Le candidat indépendant Iqbal Mohamed (ici en campagne, 3e à partir de la gauche), a été élu dans la circonscription de "Dewsbury and Batley", composée à 46% de musulmans. DR.

Séparatisme: au Royaume Uni, contrairement à la France, le vote musulman ne se cache pas mais il n’est plus automatiquement acquis à la gauche.


À l’heure où La France insoumise est pointée du doigt comme étant de plus en plus captée par une tendance qu’il est désormais convenu d’appeler d’« islamo-gauchiste » – ayant, d’après l’IFOP, reçu aux élections européennes les suffrages de 62% des électeurs musulmans, dont 83% ont cité le conflit israélo-palestinien comme enjeu déterminant de leur vote (contre seulement 25% de l’ensemble de la population) –, il est intéressant de porter son regard de l’autre côté de la Manche pour voir comment y évoluent les pratiques communautaires.

Les musulmans britanniques, entre séparatisme ethnoculturel et fidélité aux travaillistes

Le Royaume-Uni, qui d’après le recensement de 2021 comptait 6% de musulmans (très majoritairement situés en Angleterre, où ils étaient 6,7% de la population), est réputé avoir fait d’un multiculturalisme assumé sa ligne directrice dans la gestion du fait multicommunautaire.

Concrètement, non seulement les querelles françaises sur l’interdiction à l’école ou dans l’espace public de tenues associées à l’islam peuvent paraître aux yeux des Britanniques comme étant une curiosité gauloise, mais encore les musulmans britanniques vivent-ils relativement à l’écart de la société anglaise en pratiquant une forte endogamie : en 2023, par exemple, une étude de trois districts intra-muros de Bradford, ville dont 30,5% des habitants étaient musulmans en 2021, trouva que 46% des nouveau-nés dans la communauté pakistanaise avaient pour parents des cousins germains ou issus de germains (contre 60% en 2013, notons-le tout de même). Les mariages ne sont souvent contractés que religieusement sans passer par l’état civil, et des dizaines de tribunaux islamiques, appelés Sharia courts, ont pour activité principale de se prononcer sur les demandes de divorce faites par des femmes.

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Mais jusqu’à récemment, ce séparatisme ethnique, culturel et religieux ne s’était pas traduit par un séparatisme politique. Après une chute drastique du vote travailliste musulman suite à l’invasion de l’Irak en 2003, qui avait amené nombre de musulmans à reporter leurs suffrages sur les libéraux-démocrates anti-interventionnistes en 2005, divers sondages indiquèrent qu’ils étaient 57% à préférer les travaillistes en 2010, 72% en 2015 et 71% en 2019. Sur les vingt circonscriptions comptant plus de 30% d’habitants musulmans, toutes, sans exception, élurent un député travailliste en 2019.

Au Parti travailliste, guerre des tendances et questionnements sur l’antisémitisme

Cependant, à l’intérieur même du Parti travailliste, la dernière décennie vit une guerre des tendances qui eut une importance considérable pour la suite. En 2015, Jeremy Corbyn fut élu dirigeant du parti avec l’intention de lui donner un sérieux coup de barre à gauche, deux décennies après que Tony Blair eut consacré la transformation du Labour en New Labour par l’abandon de la socialisation de l’économie dans les principes déclarés du parti. Mais le désaccord de Corbyn avec les centristes n’était pas qu’économique : outre la question du Brexit (auquel il était favorable), son mandat donna lieu à des controverses sur la mesure dans laquelle le soutien de l’aile gauche du parti à la cause palestinienne avait pu faire des travaillistes un milieu propice à l’antisémitisme. Ayant perdu l’élection de 2019, Corbyn fut remplacé l’année suivante par Keir Starmer, dont l’élection à la tête du parti annonça un retour vers le centre gauche ; il fut ensuite suspendu pour avoir déclaré que l’étendue de l’antisémitisme avait été exagérée pour des raisons politiques.

Starmer mena une campagne visant à extirper l’antisémitisme du Parti travailliste et à réparer les relations de celui-ci avec la communauté juive britannique ; mais ce sont ses déclarations suite à l’attaque du 7 octobre qui provoquèrent réellement un début de rupture avec l’électorat musulman. Quatre jours après l’attaque, quand un journaliste lui demanda s’il était approprié pour Israël de couper l’électricité et l’eau à Gaza, Starmer répondit : « Je pense qu’Israel en a le droit. » Le mois suivant, il donna aux députés travaillistes l’ordre de s’abstenir sur une proposition du Parti nationaliste écossais exigeant un cessez-le-feu immédiat à Gaza, qu’il n’appellerait finalement de ses vœux qu’en février. Le divorce avec les électeurs musulmans était entamé.

Le Parti travailliste perd sa clientèle musulmane

En décembre, plus d’une vingtaine d’organisations se constituèrent en un groupe appelé The Muslim Vote, avec quasiment comme seul mot d’ordre : « Gaza ». Il est difficile de mesurer l’influence de cette association, qui a fait campagne dans les mois précédant les élections législatives du 4 juillet pour des candidats dont l’attitude vis-à-vis du conflit israélo-palestinien correspondait à ses attentes. Ce qui est moins difficile à mesurer, c’est l’impact du report des voix musulmanes sur ces candidats aux dépens des travaillistes.

Il y eut en effet, dans ces élections, une forte corrélation entre la proportion de musulmans dans une circonscription et les pertes des travaillistes : alors que les circonscriptions comptant moins de 10 % de musulmans donnèrent au Parti travailliste 4,9 points de pourcentage de plus qu’en 2019, celui-ci perdit 17,4 points dans les circonscriptions avec 10 à 20% de musulmans ; 23,8 points dans celles avec 20 à 30% de musulmans ; 29,2 points dans celles avec 30 à 40% de musulmans ; enfin, 33,5 points dans celles avec plus de 40% de musulmans.

Ainsi, à l’issue de ces élections dans des circonscriptions qui en Angleterre comptent en moyenne quelque 75 000 électeurs chacune, ce sont cinq indépendants pro-palestiniens qui vont s’asseoir à la chambre des Communes : pour Dewsbury and Batley, circonscription nouvellement créée avec 46,3% de musulmans, Iqbal Mohamed l’emporte avec 6 934 voix d’avance sur la travailliste Heather Iqbal ; pour Leicester South avec 37,2% de musulmans, Shockat Adam l’emporte avec 979 voix d’avance sur le travailliste sortant Jonathan Ashworth (élu en 2019 avec 22 675 voix d’avance sur la candidate conservatrice) ; pour Birmingham Perry Barr avec 45,3% de musulmans, Ayoub Khan l’emporte avec 507 voix d’avance sur le travailliste sortant Khalid Mahmood (élu en 2019 avec 15 317 points d’avance sur le conservateur Raaj Shamji) ; pour Blackburn avec 49,5% de musulmans, Adnan Hussein l’emporte avec 132 voix d’avance sur la travailliste sortante Kate Hollern (élue en 2019 avec 18 304 voix d’avance sur la candidate conservatrice) ; et pour Islington North, circonscription plus « bobo » comptant « seulement » 13,5% de musulmans, Jeremy Corbyn, exclu du Parti travailliste, est reconduit avec 7 247 voix d’avance sur le candidat investi par la formation qu’il dirigea pendant cinq ans.

Dans d’autres circonscriptions comptant une forte proportion de musulmans, les travaillistes ont sauvé la mise avec des majorités très amoindries : dans Bradford West avec 62,4% de musulmans, Naz Shah, qui en 2019 avait une avance de 27 019 voix sur le conservateur Mohammed Afzal, se retrouva cette fois-ci avec seulement 707 voix d’avance sur l’indépendant pro-palestinien Muhammed Islam ; dans Birmingham Ladywood avec 53,1% de musulmans, Shabana Mahmood est passée d’une avance de 28 582 voix sur la candidate conservatrice à seulement 3 421 voix d’avance sur l’indépendant pro-palestinien Akhmed Yakoob ; enfin, dans Bethnal Green and Stepney, nouvelle circonscription londonienne reprenant pour l’essentiel Bethnal Green and Bow et comptant 49,9% de musulmans, la travailliste Rushanara Ali est passée d’une avance de 37 524 voix sur un candidat conservateur à seulement 1 689 voix d’avance sur l’indépendant pro-palestinien Ajmal Masroor.

Finissons avec la circonscription de Birmingham Yardley, circonscription musulmane à 45,1% où Jess Phillips, figure de premier plan du Parti travailliste, est passée d’une avance confortable de 10 659 voix devant un conservateur à seulement 693 voix d’avance sur Jody McIntyre, membre du Parti des travailleurs de Grande-Bretagne établi par George Galloway, ovni politique dont le programme mêle socialisme économique, conservatisme social et soutien à la cause palestinienne. Au moment de l’annonce des résultats et donc de la victoire de Phillips se firent entendre les huées de militants pro-palestiniens ; dans son discours, interrompu par des cris de « Jody, Jody! » « Free, free Palestine! » et « Shame on you! », Mme Phillips affirma: « Cette élection a été la pire élection à laquelle je me sois jamais présentée », avant de décrire les agressions subies par son équipe de campagne.

Quelles conclusions tirer de la comparaison avec la France ?

Il est intéressant qu’en France, où la proportion de musulmans dans la population peut raisonnablement être estimée à un dixième environ, les tentatives d’établir des partis musulmans se soient pour l’instant soldées par des échecs minables ; l’électorat musulman reste fidèle à des partis de gauche dont on aurait pu penser, a priori, que les combats sociétaux seraient propres à l’aliéner. Mais après tout, c’est la même chose en Angleterre : sans la question gazaouie, les musulmans auraient très largement continué à voter pour un parti de gauche qui promeut des mœurs qu’ils conspuent. Cette contradiction apparente n’est-elle pas, finalement, le signe d’une séparation assez marquée pour que cet électorat ne se sente tout simplement pas concerné par les parties du programme qu’il sait, au fond, destinées aux « gouers » ?

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L’on se souvient que les manifestations contre le mariage gay avaient beau se tenir au cœur d’une agglomération ne manquant pas de musulmans, ceux-ci étaient les grands absents de cortèges qui étaient, de fait, l’affaire de catholiques de souche ; mais Houria Bouteldja expliquait bien que « le mode de vie homosexuel n’existe pas en banlieue » et donc que « le mariage pour tous ne concerne que les homos blancs ».

Le paradoxe, donc, réside dans ce que Mélenchon – que le journal conservateur anglais The Daily Telegraph appelle « France’s Corbyn » – pratique une « convergence des luttes » qui n’est possible que parce qu’il y a une divergence des communautés. Aux 3e et 4e arrondissements, aux cheveux-bleus dont le genre autant que les pronoms sont d’une variabilité imprévisible, il propose les revendications féministes et LGBTQIA+ dernier cri ; à la Seine-Saint-Denis, quelques kilomètres plus au nord-est (mais toujours dans l’espace Schengen, pour l’instant) et pas franchement acquise au progressisme, les leitmotivs sur Gaza et Israël, sans oublier les poncifs sur l’islamophobie et les « violences policières ».

Au final, alors qu’on aurait pu prédire que la relation clientéliste entre la gauche et les musulmans serait remise en cause par des questions de mœurs et de morale, c’est l’importation du conflit israélo-palestinien qui met la première devant un choix : prendre le parti des seconds ; ou les laisser prendre leur autonomie politique. La divergence des gauches britannique et française en la matière promet à l’observateur des comparaisons intéressantes dans les années à venir.

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