Parfois, chez Causeur, on est un peu poseur. C’est ce que m’a d’abord inspiré votre opération « 343 salauds », jusqu’à ce que je réalise qu’elle vous avait fait tomber le ciel sur la tête. N’étant pas amateur d’amours tarifées, je ne m’intéressais guère à ce qui me paraissait une espèce d’improvisation d’après-dîner, à l’heure du cognac. On discute en s’échauffant (ou l’inverse), on s’excite en rigolant, on écrit sur la nappe un manifeste « à la manière de », chipant la sémantique libertaire pour faire la nique à Libé et au Nouvel Obs, et pour finir on trouve archi-génial (avec un digestif dans le pif) un slogan comme « Touche pas à ma pute ». Pourquoi pas ?
Et voilà qu’on se retrouve sur un champ de bataille avec des balles qui sifflent de tous côtés. Pourtant, l’ex-chanteur et ex-lunettier Antoine, initiateur d’une pétition parfaitement identique sur le fond, ne ramasse pas le moindre Scud. Le problème, c’était la forme, trop vulgaire paraît-il, et plus encore les auteurs, non homologués comme provocateurs. Les libertaires se sont vexés. La rébellion, c’est leur chasse gardée depuis quarante-cinq ans. Ils ont vieilli et les vieux, voyez-vous, n’aiment pas qu’on change leurs habitudes. Or, au lieu de se faire courser par les juges et les flics, ce sont eux qui, devenus dominants, les lancent aux trousses des nouveaux chenapans. La honte. Et que cette leçon soit administrée sur le mode rigolard par des réacs-fachos-omniphobes, encore plus la honte.[access capability= »lire_inedits »]
Bref, si vous cherchiez la publicité, à Causeur, vous l’avez eue. Vous avez fait chauffer le braillomètre au rouge. Et comme si on avait voulu vous prouver que vous étiez des bouffons en matière de vulgarité de préau, on vous a traités de « connards ». Les vieux enfants sont des tyrans. Ils ne combattent pas des idées par d’autres idées, ils insultent et menacent. Épouvantés, deux salauds se sont « repentis », comme l’affiche triomphalement un site délateur, barrant leurs noms d’un rouge de honte.
Et puis la farce est devenue sinistre. En voyant, sur ce site, ces photos alignées comme au banc d’infamie et ces bandeaux rouges, en découvrant cet appel à la vindicte et au harcèlement, j’ai eu froid dans le dos. Certes, cette violence n’est pas physique, mais elle s’exerce contre des personnes, et ce n’est pas du tout bon signe dans un pays démocratique.
Pis encore, les concepteurs du site prétendent, avec une sidérante hypocrisie, qu’ils peuvent « appeler connards ceux qui se sont eux-mêmes érigés en “ salauds ” sans pour autant faire appel à la haine ». Désolé, mais c’est de la haine, ni plus ni moins. Ah oui, j’oubliais que la haine est le monopole du Front national. Les grandes consciences du Progrès ne sauraient haïr, puisqu’elles défendent ce qui est juste.
Qu’une telle initiative, d’inspiration totalitaire, n’émeuve personne, que les pouvoirs publics s’y montrent indifférents a de quoi inquiéter. N’est-ce pas là une vraie dérive, pire que les « dérapages » traqués sans relâche par les porte-voix du « politiquement correct » échauffés par leur ivresse inquisitoriale ? Ils réclament l’indulgence pour les propos haineux de rappeurs, mais les signataires du « Manifeste des 343 salauds », dont on ne sache pas qu’ils aient cautionné la moindre atteinte aux droits humains, doivent être dûment dénoncés et sanctionnés : ils ont « dérapé ». Et le camp du Progrès ne rigole pas avec les dérapeurs. Il mène une guerre sainte, les amis. Comme l’armée américaine en Irak, il utilise la tactique « Choc et effroi » : écraser l’adversaire sous un déluge de feu (en l’occurrence, d’imprécations et de menaces), dominer le champ de bataille (ici, les médias), multiplier les démonstrations de force pour paralyser l’ennemi et anéantir chez lui toute volonté de combattre.
L’empoignade emblématique de l’année 2013, autour de la loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe, a illustré de façon paroxystique le recours à cette tactique guerrière dans le débat public. En plaçant le « mariage pour tous » sous le signe de la lutte contre l’homophobie, les promoteurs du texte ont transformé d’emblée la légitime controverse entre partisans et opposants en combat sans merci entre les bons et les méchants. Je m’en suis rendu compte lorsque j’ai pris position, dans un article de Causeur, contre le projet de loi, avant de changer d’avis plusieurs semaines plus tard, parce que ma réflexion avait évolué.
Naïf que j’étais ! La violence des réactions m’a donné l’impression d’être un chat dans le tambour d’une machine à laver. Doublement traître, à une faction puis à l’autre, j’étais impardonnable. Il se trouve que, dans mon entourage, certains étaient contre le « mariage pour tous » et d’autres plutôt pour. En fin de compte, ce ne sont pas les commentaires énervés, voire hystériques, des lecteurs, qui m’ont le plus fait mal, mais la violence du cadrage idéologique au nom duquel on me sommait de renier une partie de mes proches – en l’occurrence les « anti-mariage gay ».
J’ai failli céder, avant de me ressaisir et de me rappeler ce que je savais : ce ne sont pas des salauds. Pour revenir à l’actualité, j’ai du mal à imaginer que Causeur n’ait pas prévu la dégelée qu’allait susciter le manifeste litigieux, qui refuse la logique binaire du bien et du mal. Les mécanismes à l’oeuvre dans cette affaire ont pourtant été analysés par une certaine Élisabeth Lévy, d’abord dans Les Maîtres censeurs, puis dans Notre métier a mal tourné, essai critique sur sa profession, écrit avec Philippe Cohen. (À l’intention des professionnels du soupçon, je n’ai aucun intérêt financier dans Causeur ni dans les maisons où ont paru ces deux ouvrages.)
La méthode de verrouillage est désormais bien rodée et interdit, dans la logosphère médiatique, tout débat digne de ce nom. Il faut faire preuve de courage pour émerger de la bouillabaisse politiquement correcte, car la peur est perceptible partout, même si elle ne s’avoue jamais. Peur de voir sa réputation ruinée, de perdre toute audience du jour au lendemain, d’être harcelé par des persécuteurs, voire traîné devant les tribunaux. Le public sent cette peur, ce couvercle de plomb, qui n’étouffe pas seulement la discussion politique, mais aussi la vie intellectuelle et le divertissement. Du jour au lendemain, n’importe qui, connu ou pas, et dans n’importe quel domaine, peut être cloué au pilori. Une personnalité politique. Un acteur. Un journaliste. Un historien. Vous, moi. Ce réprouvé subira les formes modernes du déshonneur : la ringardisation et la disqualification, le concert de ricanements qui, en France, ont remplacé l’humour.
Pendant ce temps, on s’obstine à chercher les racines de la crise française du côté de l’économie, du vivre-ensemble, sans oublier le climat rendu « délétère » par l’éternel retour de la Bête immonde. Mais sur les pratiques qui tétanisent le débat politique et médiatique, sur l’intimidation qui décourage toute velléité de divergence, pas un mot. Ces méthodes expliquent pourtant la difficulté de plus en plus grande des Français à échanger de façon policée dans l’espace commun – la politesse étant étymologiquement l’art de se conduire dans la Cité. En réalité, cette façon de les diviser arbitrairement entre vainqueurs et vaincus, modernes et ringards, salauds et héros, révolte nos compatriotes autant que l’injustice fiscale. La scène publique offre ainsi un spectacle brutal où l’agressivité, la vulgarité du langage, l’intimidation tuent ce qui fut si français : la recherche d’une vérité commune. Le siècle des Lumières l’appelait conversation et les salons célébraient celles et ceux qui y excellaient. Notre siècle, avec véhémence, promeut surtout des enragés (et peut-être plus encore des enragées) de l’interdit. Est-cela, vraiment, que nos brillants ancêtres appelaient Progrès ?[/access]
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