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Au pays des taureaux Camargue

Rendez-vous au mas des Marquises


Au pays des taureaux Camargue
Henri Laurent dans son mas des Marquises, avril 2023. Photographie de Bruce Paoli. © Bruce Paoli

Henri Laurent, 89 ans, est propriétaire de la manade Laurent, créée par son père en 1944. Ce pilier du monde de la course camarguaise, gardien d’une tradition ancestrale, nous raconte son histoire familiale où le taureau est roi.


Nous sommes en Camargue, au mas des Marquises, perdu quelque part entre Salin-de-Giraud et le mystérieux étang de Vaccarès. C’est là que vit le manadier (éleveur de taureaux sauvages) Henri Laurent. Sur près de 500 hectares, taureaux et chevaux, tous de race Camargue, paissent en quasi-liberté. Le taureau Camargue n’est pas le taureau espagnol acteur de la corrida, mais une bête étrange aux cornes en forme de lyre, crainte et adorée, dont les témoignages de la présence sur ces bords de la Méditerranée remontent à l’époque gallo-romaine. Son origine précise reste encore assez floue. Certains pensent qu’il est la dernière ramification de la race asiatique, d’autres qu’il est un auroch ayant vécu au Quaternaire sur les terres d’Afrique et d’Espagne. Au Moyen Âge, ces taureaux, encore à l’état sauvage, sont capturés à l’occasion de mariages, de fêtes, pour les affronter au cours de jeux. Aujourd’hui, dans le sud de la France, 150 manades préservent cette race dans des conditions presque sauvages, sur près de 50 000 hectares de nature intacte.

Cow-boy camarguais

La manade Laurent est l’une des plus célèbres et des plus historiques. En arrivant au mas des Marquises, Henri Laurent, 89 ans, fils du fondateur Paul Laurent, personnage emblématique du monde des gardians, nous attend devant la grille. Chapeau sombre, chemise provençale, veste de gardian en velours noir, c’est un cow-boy camarguais dans toute sa splendeur. À l’intérieur de la bâtisse, c’est un musée du taureau. Peint, sculpté ou photographié, il est présent où que nos yeux se posent. Henri Laurent s’installe dans son fauteuil et nous raconte l’histoire de la manade. « C’est mon père – né en 1905 à Beaucaire – qui l’a créée en 1944. Il était agriculteur, et également gardian amateur. Par passion des taureaux, il allait officier en tant que gardian dans différentes manades. Puis, il est devenu très proche de Justin Bonnafoux, gardian de celui qu’on appelle l’“inventeur de la Camargue” : le marquis de Baroncellli. Folco de Baroncelli – ami de Frédéric Mistral – a été très important pour le monde des gardians et des traditions camarguaises dont les courses de taureaux. C’est le marquis qui a tout codifié dans les années vingt. La tenue que portent tous les gardians, avec la chemise à motifs et la veste en velours, c’est lui ! Pour en revenir à notre manade, mon père, Paul, a fini par acheter des bêtes de chez Baroncelli avec l’aide de Bonnafoux. Et Bonnafoux est devenu le gardian de mon père ! Voilà comment ça a commencé. Mon père, petit à petit, a construit un véritable empire dans le monde taurin. Il avait cette manade – qui était une des plus réputées – mais aussi la direction de beaucoup d’arènes de course camarguaise. Il était surnommé le « Pape de la Bouvine ». Ce qu’on appelle la bouvine, ce sont les traditions qui se rattachent au monde des taureaux Camargue. Et voilà… moi j’ai grandi dans ce monde-là. Enfant, je jouais au gardian. Vers 10 ans, j’ai commencé à vraiment travailler dans la manade, à monter à cheval pour aller trier les taureaux, conduire les troupeaux. J’ai pris la passion comme ça… parce que cette vie que j’ai eue, c’est une vie de passion. La Camargue, les chevaux et évidemment les taureaux, je n’aurais pas imaginé ma vie sans ! »

Henri Laurent au cœur de la manade. © D.R.

Nous sommes transportés. C’est l’écho de Mistral et de Daudet qui résonne jusqu’ici. Chez lui, comme dans toute manade de taureau, l’animal vénéré vit paisible sur de vastes terres, au milieu des chevaux, préservé de la domestication de l’homme. À l’âge de 3 ans, on commence à juger de sa qualité pour la course camarguaise. La carrière d’un taureau dans les arènes commence ensuite vers 5 ans. On le capture, le transporte jusqu’au lieu du rendez-vous. Il entre en piste, charge les raseteurs qui tentent de lui arracher les attributs qu’on lui a accrochés sur la tête, et rentre au toril après quinze minutes de course. Il retournera ensuite dans sa belle Camargue, vivant ! S’il s’est montré bon dans les arènes, il multipliera les courses. Certains taureaux deviennent de véritables stars. Leur nom est affiché en gros sur les affiches. Les gens se déplacent pour voir tel ou tel taureau.

La légende du taureau Goya

La plus grande star, ici, à la manade Laurent, fut un taureau nommé Goya. Henri Laurent nous mène dans une autre pièce où est accrochée au mur la superbe tête cornue de la légende. « Tenez, regardez. C’est sa tête, là, au mur. Regardez, comme il était beau. Il ne se passe pas une journée sans qu’une personne que je croise me parle de lui. À Beaucaire, il y a une statue de lui grandeur nature. À Nîmes, un immeuble porte son nom. Il est mort juste avant ses 23 ans. De sa belle mort, ici, sur ses terres. »

Goya est une légende en Camargue. Il attirait les foules. Les gens faisaient le déplacement pour le voir ! Il semait la terreur sur la piste. « Goya était un taureau fantasque. C’est ce qui plaisait. Un jour, au Grau-du-Roi, deux touristes regardaient la course tout près de la piste, appuyés sur les barrières. Goya sort du toril, il fait le tour de la piste, et je vois qu’il leur jette un regard très furtif. Il termine son tour de piste. Goya fait semblant de charger un raseteur et, d’un coup, se retourne vers les touristes, saute la barrière et donne un coup de corne à chacun. Voilà comme il était. Il semait la terreur ! On disait aux enfants : “Si tu n’es pas sage, on va faire venir Goya.” », se souvient avec nostalgie le fier manadier. Avec Henri Laurent, c’est le monde du souvenir. Mais l’avenir est assuré. Son fils dirige aujourd’hui la manade et son petit-fils de 19 ans a également « pris la passion ». Le taureau, ici, c’est une histoire de territoire, et de famille. « C’est eux l’avenir de la Camargue, et sa préservation. L’identité de notre région est liée à la Bouvine. Le biou (“bœuf”) a façonné notre territoire et notre mode de vie. C’est grâce à lui que nous sommes qui nous sommes. Il en va de la sagesse des hommes de préserver cette particularité qui est notre poésie profonde. »

Juin 2023 – Causeur #113

Article extrait du Magazine Causeur




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est comédien.

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