J’étais assise à la table de la cuisine en train de ferrailler avec des carottes et des navets, lorsque mon regard tomba en même temps qu’une épluchure sur un article du Monde[1. Contrairement à ce qu’affirment les mauvaises langues, la presse ne sert pas qu’à emballer le poisson.] étalé devant moi : « Julien Coupat va épouser Elisabeth Lévy ». Et ma consœur Raphaëlle Bacqué explique que, le juge interdisant au plus grand terroriste de tous les temps de rencontrer sa douce et tendre, les deux tourtereaux ont décidé de convoler, sacrifiant ainsi « à l’une des plus anciennes institutions bourgeoises, tout en faisant un pied de nez à la justice française ».
Ma première réaction fut de pousser un grand cri. Il me fallait quelqu’un à insulter. Willy rappliqua.
– Non, je ne m’énerve pas, triple buse. Je suis même très calme, sauf qu’Elisabeth Lévy se marie ! Et tu sais quoi ? J’apprends ça dans le journal. Même pas un faire-part. Elle aurait pu me prévenir ! Pas certain que j’aurais fait un cadeau, mais je me serais déplacée pour boire un coup à la santé des jeunes mariés. Et j’aurais pu danser toute la nuit, ivre morte, avec Gil Mihaely, picoler du rhum direct au goulot de la bouteille de Marc Cohen, négocier avec François Miclo le retour de l’Alsace-Lorraine à l’Allemagne. Tout cela se serait fini très tôt le matin, à regarder partir dans Paris endormi les jeunes mariés, montés sur leur Vélib de noces, auquel nous aurions pris soin d’accrocher auparavant des casseroles, des parcmètres ou d’autres Vélib. Et nous aurions vomi en chœur dans le caniveau. Un bien beau mariage.
J’aurais dû me douter de ce qui se tramait à Causeur. Jérôme Leroy et Bruno Maillé avaient préparé leur coup en douce : ils avaient commis quelques articles pour vendre la marchandise à la petite Lévy. Au début, elle s’était montrée récalcitrante. Puis, le temps passant, elle avait fini par s’en convaincre : Julien Coupat est bien mignon. Il est un peu branquignole côté bricolage – il faut le voir la nuit sur les voies ferrées ne pas distinguer une pince monseigneur et une clé de douze –, mais c’est un bien gentil garçon. Et serviable avec ça. Et la petite Lévy a craqué : elle n’a même pas attendu l’été pour aller flirter avec lui à Paris Plage. La corde au cou, sans les sommations d’usage.
Elle allait voir ce qu’elle allait voir. J’étais en train de lui expédier un mail, dans lequel, après avoir dressé le catalogue exhaustif des injures que je connais en français et dans d’autres langues, je lui disais mes quatre vérités. Willy stoppa d’un geste brusque ma main au moment où je m’apprêtais à cliquer sur le bouton « envoi ».
Quoique ne parlant pas un mot de français, il avait déchiffré l’article du Monde et il me le mettait à présent sous les yeux.
– En français Elisabeth, ça s’écrit « Yldune » ?
Voilà, voilà, voilà. Donc, Julien Coupat se marie. On peut s’attendre au pire : le type est résolu. Il aurait pu, à la manière romantique, aller voir sa fiancée à l’abri des regards des policiers et des juges, se faufiler, dès la nuit tombée, dans des venelles obscures, gravir les marches d’un hôtel borgne, pousser une vieille porte en bois et la découvrir, dans cette petite chambre au papier défraichi, nue, belle et offerte comme le prolétariat à la Révolution, et il lui aurait fait l’amour. Vingt, dix, trente fois de suite. Sans trêve ni repos. Chaque soir, le Grand Soir.
Pensez-vous. La clandestinité est d’un conformisme petit-bourgeois. Julien Coupat préfère passer devant Monsieur le Maire. Il y aura les parents, les amis, des témoins. Deux par époux. L’officier d’état-civil récitera les articles de la Loi. On s’échangera les consentements. À la sortie, des amis maos jetteront du riz, criant « Vive la mariée ! » et prenant garde à ne pas viser les yeux. Un accident est si vite arrivé. Mais pas un jour comme ça ! Et l’on se retrouvera dans une arrière-salle de bistrot. À la fin du banquet, les jeunes mariés n’attendront pas que soit découpée la pièce montée. Ils s’éclipseront, pressés d’emmieler la lune.
– J’ai une de ces migraines. Je crois que j’ai trop pris de mousseux.
– Moi aussi. On dort ?
– Oui, on dort.
Et le lendemain, ils se lèveront. Ils auront des enfants. Ils vieilliront. Le dimanche, le vieux Julien racontera au cercle de famille sa Bataille du Rail. Comme il l’aura déjà racontée plus de cent fois, on n’y prêtera plus guère attention. Un jour, il ira rejoindre Yldune, au cimetière, là-haut. Ses enfants viendront fleurir sa tombe vingt ans durant. Puis, les visites s’espaceront et on l’oubliera.
Tout cela donne le vertige. Je serais Alain Bauer que je m’inquièterais. Julien Coupat vient d’entrer en possession de l’arme de destruction massive la plus ravageuse : la vie conjugale.
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