La rééducation mentale menée par les woke bénéficie de la complicité de nos plus grands musées. Face aux maîtres anciens, il faut désormais parler féminisme, colonisation et écocide. Preuve au Louvre, avec l’exposition « Les choses. Une histoire de la nature morte », qui se souciait plus d’accuser l’homme de crime contre la nature que de faire honneur aux chefs-d’œuvre qu’elle présentait.
« Les choses : une histoire de la nature morte » : c’est le titre de l’exposition (heureusement) temporaire que le Musée du Louvre propose depuis le 12 octobre à un public enthousiaste à l’idée de retrouver la vie silencieuse des fleurs, fruits, pêche, chasse et objets disposés au fil des siècles par des peintres qui y ont raconté nos croyances, nos goûts, nos habitudes, nos craintes et nos rêves. Le monde évanoui de la nature morte, des vanités de Philippe de Champaigne aux vases de Giorgio Morandi, en passant par la corbeille de fruits du Caravage, le cardon de Sánchez Cotán, le citron pelé de Heda ou la brioche de Chardin, a fait naître des récits de matière et d’âme que nous continuons à écouter du regard. Ces tableaux dont nous sommes absents parlent de nous, mais plus discrètement qu’un portrait ou qu’une peinture d’histoire ne saurait le faire, et, baignés d’une lumière qui ne nous éclaire pas, nous sommes touchés au cœur par la peau des choses.
Ne pas heurter les sensibilités et faire pénitence
C’est justement ce mot – les « choses » – que la commissaire d’exposition Laurence Bertrand Dorléac, historienne de l’art, a désiré substituer à l’appellation « nature morte », jugeant cette dernière « bêtement inventée au XVIIIe siècle », « imbuvable » et « inadaptée à la situation », dans un ouvrage humblement intitulé Pour en finir avec la nature morte (2020) dont l’exposition du Louvre est une forme (heureusement, à nouveau) condensée. Ce curieux tapage sémantique sert une cause admirable : il n’est plus possible, aujourd’hui, de dire de la nature qu’elle est morte et il est temps d’en finir avec une expression si peu ajustée aux nouvelles sensibilités contemporaines. L’écho à l’exposition de 1952, conduite en son temps à l’Orangerie des Tuileries par le conservateur du Louvre Charles Sterling, ne sera donc pas un « remake » (sic) : « Notre projet n’est pas de dresser un panorama de la nature morte, mais de nous intéresser à certains points aveugles ou qui méritent d’être reconsidérés à la lumière de notre sensibilité actuelle. À cet égard, ce seront les artistes contemporains qui nous donneront envie de visiter les temps anciens. » Points aveugles à reconsidérer, sensibilité actuelle, artistes-guides contemporains : le triptyque post-culturel préposé à la rééducation du regard renvoie Charles Sterling et sa magnifique histoire de La Nature morte à une époque qui a « bêtement » cultivé une approche chronologique de la peinture, nourrie d’une profonde connaissance de l’histoire des idées et de leurs représentations. Avec l’exposition « Les choses », une chose est sûre, le public n’est pas convié à une histoire de la nature morte : il est sommé de venir égrener collectivement le chapelet des causes à défendre, de la cause animale à celle des végétaux, en passant par celle des femmes, des colonisés et des perdants du capitalisme.
Hésitant, comme bien d’autres musées, entre la noble tâche de conserver les œuvres des siècles passés et celle, plus contestable, de concerner le public contemporain, le Louvre se plie, avec cette exposition, au cérémonial du mea culpa de la culture occidentale désormais prête à toutes les contorsions pour gagner le purgatoire qui lui est pourtant exclusivement réservé, où elle est priée d’aller se mortifier pour avoir osé croire que ce qu’elle avait peint, écrit, pensé, imaginé par le passé pouvait prétendre à quelque chose, à savoir une certaine représentation du monde.
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Sur le chemin de croix de l’amende honorable, se trouve donc, sans surprise, le laïus sur l’égalité homme-femme dans la peinture de natures mortes, à travers les peintres Louise Moillon (XVIIe siècle) et Anne Vallayer (XVIIIe) dont on apprend qu’elles ont pu « investir librement ce genre délaissé et y prouver leurs très grands talents ». Au pluriel. Laissons de côté l’une des phrases introductives de l’exposition, assez étonnante tout de même, qui précise que « les choses » ont été représentées au fil des siècles « par des hommes, des femmes, peut-être des enfants » (sic), et rappelons-nous ce savoureux passage du Journal d’un génie (1963) de Salvador Dalí où le peintre s’excuse de ne pas pouvoir exhiber d’attendrissants gribouillages enfantins, ayant commencé à dessiner dès son jeune âge à la manière des maîtres de la Renaissance.
La grande morale des « choses »
L’idée étant ici d’appréhender les œuvres classiques à partir de créations plus proches de nous dans le temps, le début de l’exposition fait la part belle aux natures mortes contemporaines, telles que Foodscape de Erró (1964), sorte de paysage apocalyptique de nourriture après éventration d’un hypermarché, Still Life with Dish (2014) de Valérie Belin, amoncellement chaotique d’objets disparates qui font penser à des invendus de brocante, ou encore Europortrait (2002) d’Esther Ferrer, autrement dit portrait d’un homme vomissant des pièces de monnaie en jet continu. La morale – accessible cette fois aux enfants – est que notre société de consommation fait disparaître l’homme derrière la surabondance des objets qu’il ne cesse de convoiter. On se rappelle Sylvie et Jérôme, les deux personnages du roman Les Choses (1965) de Georges Perec : « Ils auront leur divan Chesterfield, leurs fauteuils de cuir naturel souples et racés comme des sièges d’automobiles italiennes, leurs tables rustiques, leurs lutrins, leurs moquettes, leurs tapis de soie, leurs bibliothèques de chêne clair. Ils auront trente ans. Ils auront la vie devant eux. » À force de confondre être et avoir, Sylvie et Jérôme finissent par connaître l’ennui. Leur vie financièrement étriquée leur fait goûter aux largesses des joies simples ; leur aisance les condamne à des existences rétrécies. Apparemment nourrie de cette référence littéraire assez schématique, l’exposition nous renvoie, comme eux, à une condition peu enviable, choses parmi les choses, cernés par l’entassement d’une production devenue incontrôlable, à essayer de donner un sens à nos vies. Et pour les visiteurs qui douteraient de la pertinence de ce petit cours de vanités pour les nuls à proximité des chefs-d’œuvre d’Arcimboldo, Rembrandt, Goya, Manet ou Cézanne, la projection anachronique de cette vision de l’homme sur des œuvres du passé parachève l’ensemble. Il n’est qu’à lire le commentaire de Nature morte aux légumes (1610) de Frans Snyders, dans la partie de l’exposition intitulée, sans aucun sous-entendu, « Accumulation, échange, marché, pillage », pour s’en rendre compte. Le tableau montre un amoncellement de légumes et, dans le coin supérieur droit, au loin, un couple de paysans au travail des champs. Le XVIIe siècle européen a beau avoir été le siècle de l’homme « maître et possesseur de la nature » (Descartes), on pourra se frotter les yeux mais on lira bien : « Le chou, le cardon, le melon ou les carottes forment une montagne de choses qui se déversent sur nous, comme pour annoncer le règne des choses qui prennent le dessus sur l’humain. » Il ne s’agit donc plus de dire que, derrière les magnifiques productions de la nature, il y a le travail nécessaire de l’homme ; mais que l’homme agonise sous une production excessive. Ce n’est bien sûr pas un lamentable contresens, mais un point « reconsidéré à la lumière de notre sensibilité actuelle ».
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Interprétations coupables
Coupable, l’homme occidental l’est de façon hyperbolique devant la nature, et c’est là le deuxième chef d’accusation porté par cette exposition, dont l’objectif n’est pas de nous donner à voir tout un monde de vies silencieuses avec lesquelles dialoguer par le regard, mais de nous chapitrer sur nos manquements à la morale du moment. Les remontrances d’aujourd’hui ne s’adressent plus à l’homme doué de raison, songeur ou mélancolique devant une mort qu’il sait inexorable, telle La Madeleine à la veilleuse de Georges La Tour (1642-1644), mais à l’homme émotionnel, hypersensible, compassionnel, triste de s’être rendu responsable d’un « écocide » sans précédent, mais heureux de pouvoir avouer inlassablement sa faute. Les natures mortes de fleurs coupées, d’animaux sans vie tout juste chassés ou péchés et qui attendent, sur une table de cuisine ou l’étal d’un marchand, d’être finement cuisinés, sont donc les prétextes à un manifeste néo-écologiste qui, loin de chérir le lien qui nous unit aux fleurs, aux fruits ou aux animaux, dresse la nature contre l’homme et, dans un exercice de ventriloquie spectaculaire, lui prête le langage du jugement dernier. C’est ainsi que les célèbres pivoines d’Édouard Manet (1864) exposent tout le « pathétique » de leur « condition de fleur », « déjà condamnée », que Le Bœuf écorché de Rembrandt (1655) « s’abandonne à notre compassion » et nous rappelle « que si on tue une bête on peut tuer un homme, et si la première est morte, le second mourra aussi », et que la Nature morte à la tête de mouton de Goya (1808-1812) est « une représentation frappante, voire inacceptable à notre époque justement sensible à la condition animale ». Dans une langue infantilisante et, disons-le, d’une grande pauvreté sémantique et conceptuelle, l’exposition nous conduit droit aux œuvres d’Andrés Serrano (Tête de vache, 1984) et de Ron Mueck (Still Life, 2009) : sous l’œil accusateur d’une tête de vache et d’un poulet de 2,15 m de haut suspendu par les pattes. L’homme est prié de se tenir tranquille.
Arrêtez les confrontations entre le passé et le contemporain
Toute cette gesticulation artistico-morale ne serait rien, au fond, si elle n’était étayée par tout un discours antihumaniste, très dans l’air du temps, qui s’étend de la proposition leitmotiv de « penser comme un arbre », de faire de la mer ou de l’océan le point de départ d’une philosophie de poche, de prendre les prophéties de l’iconique Greta Thunberg (à laquelle la commissaire d’exposition Laurence Bertrand Dorléac consacre un petit ouvrage élogieux, Un ours dans la tête, 2022) comme guide de survie, jusqu’à bâtir des systèmes métaphysiques dits d’« ontologie plate », où le monde est conçu comme le lieu d’égalité formelle et d’égale dignité de toute chose, sans hiérarchie d’aucune sorte entre une table, une brioche, un homme, une pivoine ou un oiseau. Devant ce pitoyable bric-à-brac, que Marcel Gauchet définit dans Le Désenchantement du monde (1985) comme « l’âge de l’idéologie » (c’est-à-dire la quête, dans l’avenir même, d’une contrainte structurante autre que soi), il est temps de revenir à la nature morte, à ce que ce genre pictural nous dit de l’homme et du monde au fil du temps. Pourquoi n’enseigne-t-on pas, dans cette exposition, ce qu’un spectateur du XVIIe siècle comprenait immédiatement devant la représentation d’une guirlande ou d’un bouquet de fleurs ? Pourquoi n’est-il plus intéressant de savoir que le papillon délicatement posé sur un pétale de fleur figure notre âme en suspens ou que l’œillet, symbole de la rédemption, peut côtoyer une châtaigne, dont le fruit, protégé par de puissantes épines, nous renvoie à cette pureté de l’âme que la vie met à dure épreuve ? Pourquoi laisse-t-on le public devant les natures mortes du peintre Sánchez Cotán sans lui indiquer que l’étrange lumière qui éclaire ces légumes sans ombre ne peut être comprise sans référence à la puissance de la mystique dans l’Espagne du XVIe siècle ? Pourquoi n’est-il rien dit de la technique de Rembrandt dont le bœuf écorché, crucifié, illumine d’or et de rubis la sordide cave du boucher, dans un « amas de matière picturale la plus rare qui soit, pâtes crémeuses et grenues » (Charles Sterling).
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Les œuvres du passé n’ont pas vocation à « annoncer » les créations contemporaines, de même que ces dernières n’ont pas à être le fil conducteur de notre confrontation avec les chefs-d’œuvre des temps qui nous ont précédés. Mais pour cela, il faudrait continuer à transmettre des connaissances, celles dont nous avons hérité et dont on semble nous dire qu’elles sont les vraies natures mortes de cette exposition.
Il reste moins d’un mois pour aller au Louvre voir quelques-unes de ces natures mortes. Sans surprise, celle devant laquelle le public, hommes, femmes et enfants cette fois, ne se lasse pas de rester un long moment est Un dessert, de Jan Davidszoon de Heem, œuvre dans la tradition des tables servies, régal des sens, et qui fait partie de la collection permanente du musée. Cruel démenti à toute tentative d’endoctrinement du regard. Continuons donc, collectivement, à appeler ces œuvres des « natures mortes », d’abord parce que la mort déborde le cadre étroit dans lequel on aimerait la contenir, ensuite parce que, pour reprendre la très belle formulation de Charles Sterling, « les mots ne valent que par les associations qui en rayonnent, et il y a sans doute peu de gens aujourd’hui, pour qui le mot de nature morte évoque le contraire de la vie ».