De sommets de marchands de tapis en martiales déclarations sur la Grèce « sauvée », on voudrait rire des diagnostics et remèdes de nos docteurs Knock chargés de veiller sur la dette des États. Entre le renflouement des banques, de l’Irlande et de la Grèce tous les ans, le sauvetage du capitalisme est devenu un phénomène de saison, au même titre que les incendies de forêt ou l’alternative canicule/été pourri. À chaque fois, on passe au bord du gouffre avant que nos glorieux gouvernants nous rassurent par une solution sortie de leur chapeau. Autant dire que depuis 2008, leur mandature aura consisté à creuser des trous pour en boucher d’autres.
Depuis le début de la « crise des dettes souveraines », nous assistons à une formidable reconquista des possédants qui prétendent décider du destin des nations, priant leurs dirigeants de marcher au pas des agences de notations, sans que ceux-ci s’insurgent contre cette négation de la souveraineté des peuples. Dans un rapport publié le 27 juillet, le FMI de Christine Lagarde explique doctement que la France (donc son prochain président) devra mener une politique d’austérité, relever encore l’âge légal de départ à la retraite et même veiller à réduire ses dépenses de santé. Hein, pourquoi pas ? Réactions ? Aucune… Ah si, Marine Le Pen, qui s’est fendue d’un courrier à Madame Lagarde.
Cela va de soi, lors de l’élection présidentielle, chacun brassera beaucoup d’air et apportera de l’eau au moulin de la régulation. Régulation mondiale, Europe sociale, Europe du développement durable, tous ces masques de clown du libéralisme autoritaire seront convoqués avec des trémolos dans la voix. Pendant ce temps-là, la Chine achètera des milliards de dettes de tous les pays possibles et imaginables tandis que les États-Unis joueront au libre-échange avec les faibles et au protectionnisme pour eux-mêmes. Comme si de rien n’était, l’Europe conservera son Commissariat à la concurrence et sa Banque centrale « indépendante » de tout contrôle démocratique, fonçant dans le mur en klaxonnant.
L’an prochain, comme l’an dernier, il faudra certainement « re-sauver » la Grèce, à moins qu’on ne la sorte d’autorité de la zone euro, le temps qu’elle s’effondre seule ou se requinque sans nous. Gageons que l’autisme actuel des dirigeants européens ravira probablement les futurs historiens de la décadence. En attendant, de New York où j’écris ces lignes, j’ai l’impression que cette curiosité de l’époque commence à fatiguer les Français.
Les « économistes atterrés » ne notaient-ils pas déjà l’an dernier que « la crise a mis à nu le caractère dogmatique et infondé de la plupart des prétendues évidences répétées à satiété par les décideurs et leurs conseillers » ?
Dans ce contexte délétère, l’extrême droite progresse partout en Europe. Ses représentants se laissent porter par des inquiétudes populaires – fort légitimes – qui sont les conséquences d’une mondialisation peu contrôlée dont les peuples mesurent les effets néfastes. Ainsi, selon l’enquête menée par le collectif d’économistes réunis sous la bannière du Manifeste pour un débat sur le libre échange, 80% des Français se disent favorable à un protectionnisme européen ! Les audacieuses propositions d’un Hollande ou d’une Aubry sur la nécessité d’être « responsable devant la dette sans renoncer à nos engagements européens », risquent de s’avérer un peu courtes.
Quant aux questions soulevées par l’impact des immigrations sur nos sociétés, elles vont exiger autre chose que la rhétorique incantatoire de « La France qu’on aime », aussi généreuse qu’inopérante.
Une punition divine ?
La dette des États n’a rien d’une punition divine, elle résulte d’un rapport de force idéologique et social. Elle n’est que la face visible – et très problématique – de la victoire des riches dans la lutte des classes. Petit rappel historique.
Lorsque les conditions qui présidèrent à la naissance du régime keyneso-fordien issu de la crise de 1929 se furent suffisamment éloignées, au carrefour des eighties, les riches Américains décidèrent d’entamer une guerre de tranchée contre les prélèvements de l’Etat sur les biens et les sociétés. Le reagano-thatcherisme s’illustra par la défiscalisation des riches et la dérégulation économique, dans un processus assez unique que certains ont appelé a roll-back agenda (un rembobinage de l’histoire). La « malédiction rooseveltienne » devenait une parenthèse historique et le cauchemar du taux marginal de l’impôt sur le revenu – culminant à 90 % – imposé par le président du New Deal un mauvais souvenir. Pourtant, ce que Paul Krugman, dans L’Amérique que nous voulons, nomme « la Grande Modération » a certainement évité aux États-Unis des années 1930 de connaître la montée du fascisme, à la différence de l’Europe.
En France, le processus de défiscalisation fut un peu plus long à s’imposer, mais c’est bien lui qui grève nos comptes, bien plus que « les effets de la crise ». La Cour des Comptes ne dit pas autre chose lorsque sous le prude vocable de « dépenses fiscales », elle pointe du doigt le coût exorbitant de la défiscalisation de nos belles fortunes. Ces cadeaux aux nantis représentent 70 milliards par an, auxquels s’ajoutent les « dépenses fiscales occultées » (antérieures à 2006) par les parlementaires lors des Projets de loi de finance 2009 et 2010…, soit 145 milliards au total : on est à plus de 10 points de PIB ! Pour être tout à fait honnête, précisons que le taux d’imposition global est resté à peu près le même, car de nombreux secteurs de l’État et de la société résistent. Du coup, la colonne « dépenses » des comptes publics peine à maigrir aussi vite que les libéraux le voudraient.
Or, si la valeur relative globale des prélèvements obligatoires n’a pas baissé, sa structure, en particulier sa répartition entre les groupes sociaux, s’est considérablement modifiée. Contrairement à ce que racontent Sarkozy ou Hollande, nous avons donc le choix entre plusieurs politiques économiques et budgétaires. Soit nous réduisons les déficits en annulant les « dépenses fiscales » déraisonnables, soit nous sacrifions des pans entiers de l’État et de la protection sociale dans un scénario-catastrophe à la grecque. In fine, ces choix relèvent du niveau d’indépendance et de courage des politiques à l’égard du « mur de l’argent ».
Aujourd’hui, alors que l’Union Européenne fut créée pour protéger notre continent contre sa fâcheuse tendance à se mettre à feu et à sang, les gouvernements européens ne font rien pour ramener nos sociétés à plus de concorde et d’égalité. Ils regardent Rome brûler. Est-ce cela, la décadence ? On peut en tout cas se demander si ce siècle, comme le précédent, n’est pas en train de prendre la tangente des guerres et des révolutions.
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