L’horlogerie française est l’un des legs les plus précieux de notre histoire artistique et scientifique. Dans sa galerie La Pendulerie, Christophe Guérin redonne vie à ce patrimoine exceptionnel.
Dans la vie réelle, on rencontre parfois des passeurs enthousiastes qui nous ouvrent les portes d’un monde parallèle et méconnu. Christophe Guérin, spécialiste mondial des pendules anciennes, est l’un d’eux. Avec son costume de tweed, sa petite barbiche blonde et son regard malicieux, il ressemble un peu au Bourvil de La Grande Lessive (!) de Jean-Pierre Mocky. Affligé d’un léger défaut d’élocution, il compense ses petits bégaiements par un sens de l’autodérision digne de Darry Cowl…
On entre dans sa galerie du Faubourg-Saint-Honoré comme dans un conte de Dickens, subjugué par tant de trésors provenant de tous les palais d’Europe. Tous ont été restaurés à l’identique dans l’atelier situé au sous-sol où, au milieu des tic-tac entremêlés, l’artisan-horloger Stéphane Gagnon (qui travaille là depuis trente-trois ans) fabrique à la main les pièces manquantes. C’est pourquoi La Pendulerie vient d’obtenir le prestigieux label « Entreprise du patrimoine vivant » (EPV) qui récompense les entreprises françaises aux savoir-faire artisanaux exceptionnels.
« Autrefois, nous raconte Christophe Guérin, les gens qui avaient de l’argent investissaient dans l’immobilier, le pétrole, l’or, l’art ou le vin. Aujourd’hui, la tendance, c’est la pendule française du xviiie siècle ! Que vaudra une œuvre de Jeff Koons (qui fait travailler 200 salariés) dans cinquante ans ? À mon avis, pas grand-chose. Une pendule Louis XV d’exception, en revanche, est une pièce unique dont la valeur ne fait qu’augmenter. Certaines dépassent le million d’euros ».
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Bernard Arnault l’a d’ailleurs bien compris, il se rend à La Pendulerie régulièrement pour se constituer sa collection personnelle.
On l’a oublié (comme on oublie tant de choses !), mais l’art horloger français a connu un âge d’or unique au monde, de la fin du xviie siècle (sous Louis XIV) au Premier Empire, soit une période de cent trente ans. « Après, ça a été le déclin, le début de l’ère industrielle, avec des pendules fabriquées à la chaîne qui n’étaient que des copies ». Cet âge d’or, nous rappelle Christophe Guérin, a commencé avec le mathématicien hollandais Huygens qui a inventé le balancier en 1650.
« Avec l’apparition du balancier, l’art horloger de la France naît et se caractérise très vite par sa créativité, sa capacité à évoluer du point de vue esthétique. En effet, chaque roi imprimait un style nouveau, alors que les Anglais, eux, ont toujours fabriqué les mêmes pendules ! Sous Louis XV, c’est l’exubérance, le raffinement total… Mais l’art horloger français se distingue aussi de celui des autres nations par la recherche de la précision, avec des pendules extrêmement fiables (appelées « régulateurs ») qui étaient notamment utilisées par les marins pour faire le point en pleine mer ! »
Qui étaient donc les maîtres de cet art aujourd’hui tombé aux oubliettes de l’histoire ? Isaac Thuret (1630-1706), André-Charles Boulle (1642-1732), Charles Cressent (1685-1768), Julien Leroy (1686-1759), Ferdinand Berthoud (1727-1807), Robert Robin (1742-1799), Jean-Simon Bourdier (1760-1839), Abraham Breguet (1747-1823) et Antide Janvier (1751-1835), « un génie, horloger de Louis XVI, mais qui finit dans une fosse commune après une sombre affaire d’escroquerie ! »
Ces horlogers étaient reconnus par toute la noblesse d’Europe, ils logeaient au Louvre et avaient le droit de porter l’épée. Ces artisans doués se doublaient d’intellectuels formés aux mathématiques, à la physique et à l’astronomie, capables de résoudre des équations très compliquées. « En fait, ils étaient à la pointe de la technologie de leur temps, l’équivalent de la recherche spatiale aujourd’hui ! Par exemple, ils savaient indiquer sur leurs pendules l’heure solaire (à laquelle étaient exécutés les condamnés à mort) et l’heure moyenne (vécue). Les actuelles montres suisses à complications ne sont que des copies de leurs mécanismes ! »
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L’art contemporain a occulté l’art classique, dont l’horlogerie est l’une des branches les plus précieuses. Oui, mais c’est en train de changer… Pour fabriquer une pendule royale, il fallait des milliers d’heures de travail, parfois vingt ans ! De plus en plus d’hommes d’affaires instruits s’intéressent à cet art prodigieux, qui impliquait plusieurs corps de métier : d’abord, il y avait le dessinateur (chargé de présenter un projet au client), puis le sculpteur (qui réalisait un premier modèle en bois) ; venaient ensuite le bronzier (qui fabriquait un moule), puis le ciseleur (qui ciselait le bronze) ; le doreur dorait alors ce bronze au mercure (un poison, les doreurs mouraient à 36 ans) ; et n’oublions pas le marbrier, l’ébéniste et le marqueteur… Quand l’architecture de la pendule était finie, l’horloger pouvait alors insérer son mécanisme qui portait sa signature.
Certains chefs-d’œuvre étaient ornés d’écailles de tortue, un matériau magnifique mais aujourd’hui interdit à la vente aux États-Unis : si une pendule est interceptée à la douane, elle est aussitôt détruite, même si elle a trois siècles et coûte plusieurs centaines de milliers d’euros ! « L’Europe, de son côté, envisage d’interdire le commerce des bois précieux comme le bois de rose et de violette : si cela devait arriver, ce serait la fin de notre métier ! »
Anticipant le pire, Christophe Guérin écume la planète (jusqu’en Australie) pour racheter et rapatrier en France tous les joyaux susceptibles de disparaître à jamais. C’est pourquoi sa galerie, riche de plusieurs centaines de pendules, est devenue un musée à nul autre pareil.
Quand nous lui demandons quelle pièce l’émeut particulièrement, il nous montre sans hésiter la pendule squelette de Jacques-Joseph Lepaute, horloger de « Monsieur » (frère de Louis XVI) dont l’émail, daté de 1782, est d’une pureté absolue : « Moi, quand je vois un aussi bel émail, je bande encore ! Ses propriétaires ont coupé les fleurs de lys pour ne pas être guillotinés, c’est une pendule qui a survécu à la Terreur… »
La Pendulerie
134, rue du Faubourg-Saint-Honoré 75008 Paris