La déferlante terroriste a semé la mort partout récemment. Ankara, Grand Bassam, Paris, Bruxelles, Lahore… Un décompte sans doute inachevé. Les mêmes scènes tapissent les supports médiatiques : le chaos, la stupéfaction, l’émotion d’abord. La quête du rebond des lendemains ensuite, autour de la solidarité : l’humanité nue en quête de résilience. Derrière la façade générale qui affiche des gages de la sainte communion mondiale, quelques fractures apparaissent. Des notes grinçantes s’immiscent dans la symphonie du malheur, réveillant de vieux démons sur ce que le dessinateur franco-burkinabé Damien Glez a si justement appelé « l’indignation à géographie variable ».
Si les procédés macabres et lâches des tueurs sont les mêmes, l’attention et l’émotion pour les victimes, en fonction de leurs « pays », diffèrent de vigueur et d’intensité cependant. Ce qui achève de nourrir les ressentiments de ceux qui se sentent exclus du deuil mondial. Le malaise succède ainsi aux communions, entérinant dans beaucoup de consciences, l’idée que les morts occidentales valent plus cher, suscitent plus d’indignation que le lot commun de ceux qui ont eu le tort de mourir loin de l’intérêt médiatique. C’est hautement problématique car voici ouverte la faille dans laquelle viennent s’engouffrer l’esprit revanchard, se nourrir les thèses conspirationnistes, et ressusciter inopportunément l’idée de racisme et son corollaire (néo)colonial. Il convient de voyager dans cette sphère du confusionnisme pour faire le difficile travail de tri et de pédagogie. La préférence nationale dans l’indignation ne saurait être un crime, les lois de la proximité, dans les structures élémentaires de la communauté, président au deuil. Mais à l’époque du djihad global, de l’intrication des intérêts, de l’ennemi commun, il serait impardonnable que les mêmes causes produisent des effets différents, si différents qu’il apparaît l’idée d’une hiérarchie parmi les victimes.
Le fait saisissant qui a ravivé cette blessure — jamais réellement refermée — remonte à janvier 2015. Souvenir factuel : pendant que le binôme Kouachi assassinait « la bande à Charb », au Nigéria, une sordide équipée de Boko Haram rasait et brûlait nombres de villages, arrachant la vie à près de 2 000 personnes. L’information invraisemblable, presque irréelle, s’avérera juste à une révision anecdotique du bilan près. Et pourtant, elle sera éclipsée, à terme ravalée par la banalité oublieuse du temps. Paris sera le lieu de convergence de la planète, capitale d’un monde meurtri ; Baga et le Nord du Nigéria, plongés dans la nuit d’un carnage sans image, n’existeront pas plus avant qu’après le drame. Comble pour les opinions publiques africaines : des présidents africains en tête d’affiche du cortège parisien sans que jamais pareille émotion ne soit montrée pendant les nombreux épisodes tragiques que le continent africain a connus. Cet événement a cristallisé une colère et accrédité l’idée d’une échelle de valeur dans la mort, dont les relents racistes, paternalistes et coloniaux, évidents, justifient le relativisme du discours sur les crimes et même un droit d’indifférence voire une accointance avec le terrorisme que beaucoup ont revendiqué. Cette saine colère est recevable, ce qu’elle a engendré beaucoup moins. Depuis cette blessure originelle, en temps de procès colonial, chaque attentat sert d’occasion pour une concurrence des morts et un retour de cette grille de lecture.
Sur les réseaux sociaux où disparaît la frontière, cette colère est devenue une vulgate. D’Ankara à Bamako en passant par Ouagadougou, les sophismes et raccourcis sont efficaces et finissent par drainer beaucoup d’avis agglomérés autour de l’idée qu’en dehors des villes occidentales, la mort devient plus supportable. Facebook, par exemple, dont le filtre sécuritaire ne se déclenche que tardivement pour les autres alors que pour Bruxelles et Paris la sensibilité fut immédiate. Quelques maladresses voire formulations tendancieuses dans quelques journaux sont venues nourrir la colère des opinions. Sur le drame de Grand Bassam, le journal 20 minutes a ainsi repris sans mettre de guillemets les déclarations du ministre ivoirien de l’Intérieur faisant le tri entre les victimes blanches et noires. Rétrospectivement, avec l’histoire commune à la Côte d’Ivoire et la France, une telle erreur de discernement est violente, elle rouvre des plaies encore vives. Petits phénomènes à vue d’œil, ces présentations ont des répercussions terribles. Si les cibles occidentales des terroristes en Afrique sont évidentes, la diversité des victimes l’est tout autant. Elle rappelle que les destins sont inextricables. De plus, le journalisme doit s’honorer de faire des restitutions fidèles. De l’invasion du Nord-Mali aux attaques de Boko Haram, l’islamisme tueur avait essentiellement un ennemi africain. Qu’il voulait asservir. L’Afrique devait malheureusement être une destination du djihad, les terreaux sont nombreux : l’obscurantisme, la déshérence, l’injustice, les potentats. Ces perspectives historiques installent le djihadisme dans une trajectoire qu’il faut analyser. Ce que la paresse renonce à faire. Toute sélection serait d’un cynisme nombriliste impardonnable. Il y a un besoin urgent de mesure, d’éthique. Ni égalitarisme, ni nivellement, ce serait opportuniste que de penser qu’on peut pleurer toutes les morts de la même façon. Ce n’est ni possible, ni souhaitable. La mort n’est pas affaire d’arithmétique. Seuls les précautions langagières et une conscience humaine doivent être de mise.
L’on ne saurait faire l’économie d’une perspective plus sociologique sur les approches culturelles du deuil d’un pays à l’autre. Elle serait riche en enseignements d’autant plus qu’un des enjeux s’y trouve. Si Paris a invité le monde et obtenu qu’il s’y rende, il y a certes un lien évident avec le rayonnement de la ville, son statut de carrefour diasporique, selon un terme césairien (« Un centre de redistribution de l’énergie du monde ») mais pas seulement. Le roman de la mort et de l’amour que Paris a su déployer pour envelopper le cercueil de ses morts a permis d’éviter la tragédie de la mort inconnue puisque les victimes deviennent des images, des histoires, des voisins. Tristement, les morts nigérians, camerounais, tués par Boko Haram, sont réduits en nombres et en chiffres. La prophétie de la mort comme horizon terminal de la volonté de Dieu, principe si fondateur au Nigéria et dans les pays musulmans, opère comme une absolution et presse à l’acceptation du destin. Ces crimes de l’ombre face à des populations démunies, ces atrocités à huis-clos, leur récurrence, installent une ordinarité qui commande à la démission. Il faut plus de lumières sur ce conflit, une meilleure couverture médiatique. Les centres de redistribution doivent ici jouer leur rôle quand bien même les différences culturelles sont irréversibles et prégnantes. Le journaliste ivoirien Kouamouao l’évoque si bien, parlant d’une dévaluation par nous-mêmes (dans le continent) où les morts ne sont pas assez aimés mais trop rapidement confiés à Dieu. L’Occident n’a ni à dicter le tempo du monde ni à en panser les blessures. Il n’est ni le père fouettard ni la mère juive. Dans les deux cas, son ingérence est malvenue.
Il s’agit in fine d’une urgence de responsabilité. Il appartient à chacun de pleurer ses morts. Le mythe d’une équité numérique et mimétique a abouti à l’usage sans « saveur » du slogan hommage à Charlie : « Je suis ». Doit-on faire aveu d’incapacité de créativité ? Chaque région doit promouvoir sa propre cérémonie, la comparaison vis-à-vis de l’autre ne débouche que sur le ressentiment. L’injonction à l’émotion égale est un leurre, celle à l’humanité — dans ses parures différentes — une nécessité.
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