Chacun aura écouté et observé les mots choisis par le Président de la République dans ses deux déclarations des 13 et 14 novembre 2015, et repris, pour l’essentiel, par Manuel Valls lors de son interview télévisée au journal de 20h00 de TF1 samedi soir. C’est la guerre ! Contrairement aux réactions et déclarations qui ont fait suite aux attentats de janvier, on est frappé de constater le changement de ton, voire de paradigme, de nos dirigeants. Le « pas d’amalgame », tant martelé en janvier, a cette fois-ci disparu des éléments de langage. L’heure est uniquement au constat de la guerre et à la défense nationale. Certes, le Président et son Premier Ministre y ont à de nombreuses reprises fait référence sans attendre ces derniers évènements aussi terribles que tragiques. Mais, c’est un fait que, relayé abondamment depuis des mois par l’ensemble du politiquement correct médiatique, au point parfois de soulever des hauts le cœur, ce « pas d’amalgame », érigé en dogme, a permis de masquer une nouvelle fois les problèmes et d’entrevoir, hélas, la formulation d’une réponse négative à la question posée par Alain Finkielkraut dès janvier dernier : celle de savoir si le parti du sursaut allait l’emporter sur le parti de l’Autre. Depuis les attentats de janvier, et en dépit du recours massif – autre élément de langage – à la « République » et à ses « valeurs », aucune mesure forte n’a été prise, aucune action décisive n’a été engagée dans le sens du rétablissement des valeurs républicaines, si abondamment citées dans les discours, au sein de ce qu’il est convenu d’appeler les territoires perdus de la République. Tout s’est passé comme si l’art oratoire se suffisait à lui-même. Pendant qu’on continuait à discourir avec (parfois) le talent et le ton des parlementaires de la IIIème République, les valeurs que cette dernière avait forgées continuaient, jour après jour, à se perdre dans ces territoires.
C’est une toute autre rhétorique qui est aujourd’hui employée. Exit le « pas d’amalgame ». Pas un mot sur nos concitoyens musulmans dont la religion ne devrait pas être confondue avec cette pathologie de l’islam que caractérise l’islamisme. L’avenir dira si l’on en a définitivement terminé avec ces débats sur le vrai visage de l’islam et sur la question de savoir s’il constitue ontologiquement une religion meurtrière. Le silence de nos politiques sur ce point, s’il se confirme, ne doit pas être regretté, car la cause est évidemment entendue : rares sont les personnes, à part quelques idiots ou quelques illuminés, qui confondent et qui mettent, a priori, dans un même sac les Français musulmans pratiquants avec les barbares terroristes ou ceux qui les soutiennent. Cette stérile discussion n’aura eu qu’un seul effet : laisser une nouvelle fois sur le bord de la route les vrais sujets.
Mais dont acte. C’est donc désormais d’une « guerre », dont il s’agit, et uniquement de cela.
Manuel Valls a certes rappelé que cette guerre était déjà engagée, et l’on peut penser – politique oblige – que la mémoire nous sera sur ce point fréquemment rafraîchie. Mais, jusqu’aux derniers attentats, on est bien obligé de constater qu’aucun français n’avait le sentiment de vivre dans un pays réellement engagé dans une guerre. Et pour cause. Que s’est-il passé après le 11 janvier ? Un sentiment profond d’insécurité qui s’est d’ailleurs étiolé au fil des mois, une présence visible de militaires pour soulager les forces de police, des mesures importantes, prises dans le cadre de la sécurité intérieure et quelques actions militaires extérieures. Le pays a donc bien vu que les attentats ont appelé des réponses, mais tout cela ne fait pas pour autant une guerre. La guerre ne suppose pas toujours, pour reprendre les mots de Churchill, du sang, de la sueur et des larmes de tout un peuple, mais elle implique que la nation ait au moins pleine conscience de la vivre. Et il n’est pas interdit de penser que, même à son niveau le plus élevé, le plan « Vigipirate » (dont le nom prêterait à sourire s’il ne s’agissait pas de questions sérieuses), et le compte-rendu de frappes militaires épisodiques, ne peuvent à eux-seuls procurer à une nation entière le sentiment d’être engagé dans un conflit armé. Cela ne pourra être le cas qu’en présence d’une mobilisation de moyens extraordinaires pour le gagner, ce que l’on appelle tout simplement l’effort de guerre au service d’objectifs clairement définis. Or, précisément, l’effort comme les objectifs de guerre ont à ce jour cruellement fait défaut. Peut-on dans ces conditions sérieusement parler de guerre ? Au reste, plutôt que de répéter sans cesse que nous sommes en guerre depuis des mois, le pouvoir ne devrait-il pas plutôt faire montre de modestie ? En effet, si guerre il y a nos chefs de guerre, militaires et politiques, devraient être jugés avec la plus extrême sévérité : car en dépit de nos actions et des quelques attentats déjoués, l’ennemi ne cesse de gagner en puissance et en capacité de nuisance, tandis que, ici, les familles endeuillées comptent toujours plus de morts et que nombre de juifs de France fuient leur pays pour rejoindre un Etat (véritablement) en guerre dans lequel ils se sentent plus en sécurité. L’orgueil comme le réalisme poussent ainsi à considérer que la véritable guerre est pour demain et qu’à ce jour rien de bien sérieux en relation avec une guerre réelle n’a été entrepris.
Allons-donc nous poursuivre cette forme moderne de drôle de guerre, ou les termes employés par François Hollande annoncent-ils désormais une véritable guerre ? Les Français ont découvert, après le bain de sang, pas mal de verbiage juridique peu enthousiasmant et qui, en effet, singularise la situation que l’on vit : l’état d’urgence généralisé, du jamais vu depuis plus de 50 ans, l’extraordinaire convocation du parlement en congrès et la fermeture des frontières. Demain il sera peut-être question des prérogatives constitutionnelles du Président et de son premier ministre concernant l’engagement de nos forces armées dans une guerre. L’emploi de l’article 16 de la constitution, pourquoi pas. Car il n’est désormais pas impossible qu’une véritable guerre s’annonce. Une guerre avec son cortège de tragédies et d’angoisses, avec ses mesures exceptionnelles sur le plan juridique et matériel qui existent dans tout État engagé dans un conflit. Elle fera alors prendre conscience à quel point elle n’était pas engagée auparavant. Une guerre, en somme, qui serait alors vécue et ressentie par une nation entièrement mobilisée et assujettie à ses contraintes. Il est à nos yeux permis de penser que l’évolution du vocabulaire élyséen marque une rupture : celle du passage de la « guéguerre », si l’on peut se permettre cette expression, à la véritable guerre. Si l’on porte en effet une attention particulière aux déclarations du Président de la République, elles peuvent interpeller les spécialistes du droit international. François Hollande a évoqué la France « agressée » par un « acte de guerre commis par une armée terroriste, Daesh». Un acte, déclare-t-il « préparé, organisé, planifié de l’extérieur avec des complicités intérieures… ». Cette guerre, ainsi déclenchée par l’ennemi, justifiera une action « par tous les moyens dans le cadre du droit…sur tous les terrains intérieurs comme extérieurs ». Ces mots – choisis – sont ils anodins ? Reçus avec émotion par des téléspectateurs encore groggys, ils sont précisément ceux employés par la résolution 2625 (XXV) du 24 octobre 1970 de l’Assemblée générale des Nations-unies, dont l’objet essentiel, rappelons-le, est de prohiber l’emploi de la force par les Etats membres des Nations-unies. La guerre, indique cette résolution, est par principe illégale et les Etats qui l’engagent sont des hors la Loi. Mais comme tout principe, celui de l’illégalité de la guerre connaît des exceptions, dont la légitime défense constitue la plus remarquable illustration. Pour que la légitime défense soit, selon la Loi internationale, reconnue, elle suppose l’existence d’une agression armée, la jurisprudence internationale, explique un spécialiste de droit international, n’excluant pas la possibilité de reconnaître l’état de légitime défense même lorsque l’agression provient d’une armée irrégulière n’agissant pas pour le compte d’un État. Pourvu que l’agression armée soit caractérisée. En évoquant, précisément, l’existence d’une agression extérieure, provenant non d’un groupe terroriste, terme jusqu’alors employé pour désigner Daesh, mais désormais, d’une armée organisée, le Président Hollande a, comme disent les juristes, procédé à une qualification juridique des faits selon la Loi internationale, susceptible de caractériser la légitime défense. Et donc l’engagement d’une guerre.
Il n’est pas impossible de penser que les termes choisis par le Président de la République, et repris par le Premier ministre, n’ont aucune portée juridique et que seule notre déformation professionnelle soit à l’origine de ces observations alors dépourvues d’intérêt. Les mots employés peuvent après tout n’avoir pas d’autre portée que la force du message formulée, à destination du peuple et de l’ennemi. Mais il est également permis de soutenir que l’évolution évidente du vocabulaire présidentiel, inspiré du droit international et du « droit des conflits armés », n’est pas uniquement le fruit du hasard et de la communication présidentielle. Les termes employés pourraient annoncer l’engagement prochain d’actions militaires substantielles et donc, en définitive, une véritable guerre dans laquelle toute la nation, mobilisée, sera alors pleinement engagée. L’avenir dira si tel est le cas, mais force est déjà de constater que l’argumentation juridique de la France, pour justifier cette intervention guerrière, se trouve pleinement dans la déclaration aux français du 14 novembre 2015.
*Photo: Sipa. Numéro de reportage : AP21822069_000041 .
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