« J’ai songé à faire un peu de ménage. J’en avais marre que des potes me demandent « Comment ça va le djihadiste ? » Et puis je voulais commencer cette semaine par un acte particulier, personnel… » Faire un peu de ménage ? D’un signe faussement embarrassé de la main, un léger sourire aux lèvres, Jérémy montre la broussaille qui lui sert de barbe et qu’il est venu faire tailler ce lundi matin d’après les attentats. Hors de question pour ce jeune producteur dans l’audiovisuel de changer ses habitudes : il a pris place chez son barbier dont le salon fait face au restaurant Casa Nostra où, vendredi 13 novembre la terrasse a été arrosée à la Kalach. Et où, depuis, fleurs et bougies ont poussé à la place.
Casa Nostra. « Notre maison ». Leur maison. Car si c’est bien la France dans son entièreté, ses valeurs et l’ensemble de ses citoyens, qui a été attaquée, c’est ce secteur de Paris qui a été particulièrement visé. Cet Est parisien où ont élu domicile les membres de cette jeunesse « progressiste » qui travaillent dans la com, les médias, le monde universitaire, la culture et les arts. Cette classe moyenne supérieure éduquée qui se veut ouverte et tolérante, qui vote traditionnellement à gauche, et qui sait (et peut aussi) profiter des douceurs de Paris.[access capability= »lire_inedits »]
Ce triangle de quelques kilomètres carrés sur la rive droite, « c’est complètement Boboland » reconnaît Jérémy qui le traverse chaque matin de part en part pour aller de chez lui à ses bureaux. Avant la tuerie, Libération avait d’ailleurs prévu de consacrer sa une du 14 novembre à la gentrification de Paris sous le titre « Bienvenue Hipsterland ! » « Ce quartier, c’est un village, explique Jean qui, lui, tient un bar à vin aux abords de la place de la République. On se connaît tous plus ou moins. Moi-même, j’ai un voisin qui s’est pris une balle dans le cou vendredi, heureusement il s’en est sorti. » Tout le monde ici, en effet, connaît « quelqu’un qui… » ou « quelqu’un qui connaît quelqu’un qui… » pendant les attentats.
C’est leur « quartier » et leur « mode de vie », disent-ils tous sans exception, qui ont été attaqués. « C’est nous », résume d’une voix peu assurée Ava, une scénariste d’une trentaine d’années qui vit tout près du Petit Cambodge et du Carillon, dans cette rue où, sur un mur, d’une écriture rouge et enfantine, un anonyme a mal orthographié ces quelques mots : « La mour est inévitable. »
« J’ai choisi ce quartier parce qu’il était vivant, gai et pas pédant, poursuit-elle. Parce que toutes les catégories y sont brassées. Ici, un salon de thé branchouille peut côtoyer une boutique tenue par des Turcs. Et ma vie, c’est ça : prendre un verre en terrasse, enchaîner avec un concert au Bataclan. La supérette, à côté du Petit Cambodge, le soir en rentrant, j’y passe en coup de vent pour m’y acheter deux, trois trucs à manger… » Et ce qui la trouble, comme beaucoup, c’est donc que les visages des morts et des blessés de ce vendredi 13 novembre ressemblent à ceux de ses amis, de ses collègues de boulot.
« Le plus glaçant quand on écoute le témoignage de certains survivants, c’est que les terroristes du Bataclan, qui ont agi à visage découvert, étaient sapés comme nous », confie Stéphanie, qui travaille dans l’édition et a longtemps vécu rue Jules-Vallès à deux pas de La Belle équipe, cet autre établissement attaqué rue de Charonne. « On est de la même génération. On était ensemble à l’école. » Se fréquentaient-ils encore depuis ? C’est moins sûr… Mais cela n’empêche pas la jeune femme de s’interroger : « Qu’est-ce qui fait que l’on finit par se tirer dessus entre nous ? »
« Le désœuvrement ? » propose-t-elle. « Le manque d’éducation ? » Le fait que « notre société » soit incapable de « donner du sens » à l’existence de toute une partie de sa jeunesse ? Mais à vrai dire, aucune de ces pistes ne semble la satisfaire. Ni calmer la « peur » qu’elle ressent désormais « dans son corps ». Comme la plupart des autres habitants de ce petit bout de Paname, comme beaucoup de Français sans doute, elle semble démunie face aux événements. « Affirmer que la France a raté l’intégration de ces types n’est pas faux. Mais en partie seulement. Car ça n’est pas suffisant comme explication… », tente Diane, une journaliste plantureuse qui avait l’habitude de fréquenter Le Carillon.
Et le poids de l’islam dans tout ça ? Comparativement à la période de l’après-Charlie, ils sont bien moins nombreux à entonner l’air du « Pas d’amalgame ». « Pour moi, ce débat n’a plus lieu d’être, il est dépassé, balaye d’un revers de la main Stéphanie. Tout le monde a bien compris que tous les musulmans n’étaient pas des terroristes. D’ailleurs, vendredi, ils ont tué aussi des musulmans ». Oubliées donc, la plupart du temps, les précautions oratoires pour évoquer le sujet et ne pas « stigmatiser ».
Islam ? Islamisme ? Ce débat n’intéresse pas plus Diane, la coutumière du Carillon. Déjà en janvier, elle se souvient que ça l’avait « saoulée ». En revanche, une chose la frappe dans le mode opératoire : « Cette fois des mecs se sont fait sauter. Il y a quelque chose qui tient du religieux pour en arriver là, c’est évident. Mais c’est tellement loin de ma manière d’appréhender la vie, que face à ça je reste interdite… »
Blanche, elle, se fait plus prolixe sur l’islam et l’intégrisme. Cette quadra, mère de famille, vit plus au sud. Le fameux vendredi, aux environs de 21 h 40, elle a clairement entendu une détonation : la bombe actionnée par Brahim Abdeslam au Comptoir Voltaire. Blanche a toujours voté à gauche. En 2012, elle glissait encore – certes « sans enthousiasme » – un bulletin Hollande dans l’urne. Quant à son compagnon, il travaille dans une ONG, notamment auprès des réfugiés. Mais c’en est fini de la gauche, assure-t-elle. Désormais, elle s’abstiendra : « Pour que je renonce à voter, c’est quand même énorme. J’ai toujours été du genre à engueuler les gens qui ne votaient pas. » Mais aujourd’hui elle se range dans la catégorie des « désespérés » de l’avenir. Parce que les mois passés n’ont pas réussi à la rassurer. C’est peu dire…
Elle en veut par exemple aux « oui mais quelque part ils ont jeté de l’huile sur le feu », les « oui mais il faut faire attention de ne froisser personne » prononcés après l’assaut sanglant des Kouachi contre la rédaction de Charlie Hebdo. Ces « oui mais » qui venaient d’une partie de cette gauche à laquelle elle était fidèle et qui l’ont tout bonnement « hallucinée ». Elle en veut aussi aux politiques qui ont été « laxistes », dit-elle, notamment « en banlieue où ils ont pactisé avec les communautaristes pour acheter la paix sociale ». Travaillant dans la formation pour adultes, elle est parfois aux portes de la capitale : « J’ai eu affaire à des populations totalement salafisées. Des hommes refusaient de me serrer la main. Mais beaucoup de gens ne me croyaient pas quand j’en parlais autour de moi. Je me suis faite traiter d’islamophobe… » Elle en veut également à ceux qui, encore aujourd’hui, font preuve de « sadomasochisme » en entonnant l’air coupable de « c’est la faute de l’Occident ». Même si elle explique que la France semble faire preuve d’une « plus grande prise de conscience » de la gravité de la situation cette fois-ci. Et même si elle note que les minutes de silence observées dans les écoles se sont mieux déroulées qu’en janvier.
Contrairement à Blanche, pour Ava, ces événements ne changeront rien à son comportement politique. Elle ne votait déjà pas et s’en excuse aussitôt après l’avoir confié. Juive séfarade, elle explique continuer à se « sentir proche des Arabes » et se « refuse à voir dans le musulman un ennemi ». Néanmoins, elle ne digère pas qu’au cours des années passées certains événements aient été présentés par les médias et les politiques « comme des actes isolés ». Et d’égrener les attentats de janvier dernier, les meurtres perpétrés par Mohamed Merah. De remonter même jusqu’au gang des barbares et la mort Ilan Halimi. « Le terreau est identique », explique-t-elle.
Dire les choses. Les qualifier. C’est une nécessité pour Jérémy, lui aussi de confession juive. « Il y a un problème d’antisémitisme en banlieue. Mais le dire, c’est prendre le risque de se voir répondre « Tu es islamophobe ». Alors, tu fermes ta gueule. » Seulement, dire ne suffit pas. Pour lui, il faut également parler juste :
« Jean-Luc Mélenchon est quand même quelqu’un de solide intellectuellement. Je l’ai entendu déclarer « L’islam n’a rien à voir avec ça ». En un sens, c’est vrai. Mais, tout de même, ils font ça au nom de l’islam. Dire que « Ça n’a rien à voir », ça n’est pas responsable. D’ailleurs, l’imam de Brest, celui-là même qui explique que la musique c’est le diable, dit lui aussi que « ça n’a rien à voir » ! »
Jérémy est en tout cas rassuré d’avoir un François Hollande bardé de son « sens de la mesure » aux commandes du pays, plutôt qu’un Nicolas Sarkozy. Il n’empêche : les habitants de ce coin de Paris s’interrogent sur les capacités de nos autorités à nous protéger. Jean, qui est père de deux enfants, se demande par exemple pourquoi tant de « fichés S » sont toujours en liberté. Il se rappelle, inquiet, qu’au début de l’été des détonateurs et des explosifs ont été dérobés sur un site de l’armée à Miramas : « Le GIGN, le Raid, ils sont très forts pour intervenir après coup. Mais le gouvernement, il fait quoi exactement pour que ça n’arrive pas ? » Là aussi, oubliée la camisole lexicale utilisée dans cette partie de la population du temps des années Jospin pour évoquer les questions de sécurité. Idem pour le retour des contrôles aux frontières. On les pensait adeptes d’un monde ouvert aux quatre vents, ils voient d’un bon œil – même s’ils doutent un peu de son efficacité – cette mesure annoncée par le chef de l’État dans l’immédiate foulée du carnage.
« C’est que là on en est bien au-delà du sentiment d’insécurité », explique Stéphanie. Du réconfort et des perspectives, cette ancienne abonnée de longue date à Libé n’en trouve nulle part. « Le débat politique actuel, j’en ai ras le bol. Ils n’ont de cesse de s’écharper, ils ne sont pas à la hauteur ». Mais il y a pire : « Ce qui a été flippant les premiers temps, poursuit-elle, ça a été de voir la panique présente jusque dans les yeux des gens qui nous dirigent. »
À une époque, il s’agissait, disait-on, de ne pas désespérer Billancourt. Il serait bienvenu de ne pas désespérer Boboland. Car dans cette période troublée, il faut bien le dire, Boboland a du bon.[/access]
*Photo : © Adrien Morlent.
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