Lorsqu’il est question de compassion à échelle mondiale, nous vient immédiatement à l’esprit une émotion aussi vive que collective, qui étreint les individus au-delà des frontières après l’annonce d’une nouvelle dévastatrice. On pense aux symboles de solidarité à travers les photos sur les réseaux sociaux, aux tweets de soutien et d’indignation, aux commentaires de désarroi, aux fameux « Je suis » – aux compléments d’objet si interchangeables qu’ils en deviennent versatiles –, et autres « J’aime » pleins d’empathie…
Mais si étymologiquement « compatir » signifie « souffrir avec », dans quelle mesure peut-on vraiment partager la souffrance de l’autre en 140 caractères ou bien à coups de clics compulsifs ? Par ailleurs, ne choisit-on pas, inconsciemment ou non, cet « autre » avec qui l’on accepte – provisoirement – de souffrir ? A la lueur des derniers attentats qui ont secoué Beyrouth, Paris, Bamako, et qui continuent de s’enchaîner, la manière actuelle dont la compassion se manifeste à travers le monde révèle un paradigme à la fois socio-culturel et géopolitique qu’on ne peut se permettre d’ignorer plus longtemps.
En effet, plus encore qu’une capacité émotionnelle à l’égard d’autrui, la compassion est peut-être à considérer comme un nouveau facteur éclairant l’ordre du monde actuel et notamment une certaine géographie davantage stratifiée par des modes de vie et des manières de penser, que par les territoires. Et si la réelle géographie du monde actuel, à savoir ce qui fonde l’échelle des proximités et des distances, se dessinait plus que jamais par un système infrangible de réseaux sous-tendus par de fortes identifications ?
Les sirènes d’ambulance n’ont pas fini de hurler dans la nuit et les cadavres sont encore chauds que la toile s’insurge déjà – et peut-être à raison. Et si certains morts avaient injustement plus de poids et de valeur que d’autres ? Si certaines souffrances résonnaient plus amplement à l’oreille sourde du monde ? Mais non enfin, c’est absurde ! s’entend-on rétorquer intérieurement pour se persuader qu’on ne fait certainement pas partie de ceux qui appliquent le « deux poids deux mesures » de la tragédie humaine. Enfin, c’est-à-dire que…
Le 12 novembre 2015, à 18 heures, trois kamikazes daechistes se font sauter dans une des rues les plus passantes de Bourj El Brajneh, à Beyrouth, provoquant ainsi la mort de 43 personnes et faisant 239 blessés. Il s’agit de l’attentat le plus sanglant dans la capitale libanaise depuis plus de vingt ans. Le lendemain matin, les morts de Beyrouth ne font la Une d’aucun quotidien européen, à une exception près : la Frankfurter Allgemeine Zeitung, qui y consacre un titre neutre et minimaliste, en bas de page. « Maintenant, propose le journaliste italien Fausto Giudice, premier à s’indigner de cette indifférence massive, imaginez deux secondes que les kamikazes se seraient faits sauter avenue Louise à Bruxelles, Via Veneto à Rome, dans un mall de Vancouver ou n’importe où ailleurs dans le Premier Monde. Ça aurait fait la Une de tous les titres de la planète et ça aurait tourné non-stop en boucle sur tous les écrans ! » Il se trouve, cher Fausto, que vous ne pouviez pas voir plus tristement juste : le soir même de la rédaction de votre article, des attentats multiples ont lieu dans l’est parisien et font 129 morts et des centaines de blessés. Les journalistes de tous les pays se ruent sur place pour suivre les réactions en direct et pendant plusieurs jours les yeux du monde sont braqués sur Paris, son effroi, ses larmes et, déjà, sa résistance. Les réseaux sociaux sont saturés de témoignages et de commentaires liés aux événements et à peine quelques heures après la fin des attentats, Facebook propose à ses utilisateurs d’arborer un filtre pour leur photo de profil aux couleurs de la France. Un bleu-blanc-rouge de solidarité qui envahit en quelques heures nos fils d’actualité.
Il aura fallu un jour et 129 morts à Paris, pour que Beyrouth et ses morts passent encore plus à la trappe.
Toutefois, si dans un tel moment, la compassion – ou à défaut, la réserve – s’impose, une interrogation, non dénuée d’indignation, ne tarde pas à se faire entendre : pourquoi plus de solidarité pour les victimes de Paris que pour celles de Beyrouth, alors même que les meurtriers sont les mêmes (l’EI revendique officiellement les deux attentats) et que le sang, d’ici ou de là-bas, n’a qu’une seule couleur : le même rouge sidérant ? Au nom de quoi et comment expliquer cette « empathie à géométrie variable » ? Car c’est cette expression qui revient dans bon nombre d’articles et de tweets pour synthétiser le sentiment d’injustice face à des drames qui ne seraient apparemment pas couverts de la même manière et qui par conséquent ne semblent pas susciter la même émotion auprès de l’opinion publique.
Ça, ce sont les faits, les plus récents, les plus tragiques. Mais il aurait pu s’agir d’autres attentats à d’autres endroits du globe (car ce n’est pas ça qui fait défaut à la marche quotidienne du monde), la distorsion compassionnelle aurait sans doute été la même. Tenez, le 10 octobre 2015, un attentat-suicide à Ankara a fait 102 morts, aucun filtre aux couleurs de la Turquie ni aucun « safety check » n’ont été proposés par Facebook, et l’émotion face à ce drame n’a que peu franchi les frontières du pays. On pourrait convoquer une multitude d’autres exemples récents, mais il ne s’agit pas tant d’établir des comparaisons de gravité et de tristesse que de chercher à comprendre pourquoi certains drames déclenchent, chez les individus, un processus d’identification aux victimes bien plus fort que d’autres, et par conséquent génèrent une compassion plus réactive et plus visible ?
Si, comme dit plus haut, compatir signifie « souffrir avec », il semble logique et évident que l’on est plus susceptible de souffrir avec un individu auquel on s’identifie sans difficulté, autrement dit un individu qui nous est « proche », dans la mesure où c’est par comparaison avec notre expérience que nous reconnaissons avant tout les signes de la douleur. Et s’il ne fait pas de doute que les partages et échanges à travers les réseaux sociaux amplifient la visibilité de ce qui est proche de nous, demandons-nous alors ce qui fonde cette « proximité ». Qu’est-ce qui fait qu’un jeune trentenaire vivant à Brooklyn, se rendant régulièrement à des concerts et dans des bars, connecté toute la journée sur diverses applications et réseaux sociaux, s’identifie sans réticence à l’une des victimes du Bataclan plutôt qu’à l’une des victimes de Bourj El Brajneh – qui aurait pourtant le même âge et le même goût prononcé pour le rock ? Et, pareillement, qu’est-ce qui fait qu’un habitant du 3e arrondissement de Marseille, vivant dans une certaine précarité et un dénuement culturel avéré, ne manifeste spontanément aucun signe de solidarité, ni en parole ni en acte, à l’égard des victimes parisiennes – et aurait même tendance à afficher une certaine indifférence ? Ce ne sont là bien entendu que des exemples de l’actualité récente, mais qui peuvent néanmoins nous renseigner sur une puissante donnée configuratrice du monde actuel : la dématérialisation de l’espace mondial, qui se caractérise pas un « pliage spatial ».
En effet, les distances et les proximités entre individus du monde ne semblent plus, depuis longtemps, se mesurer en kilomètres mais bien en modes de vie – fondés sur des valeurs et des rituels communs – et en visions, superficielles ou profondes, de ce même monde. C’est un peu comme si l’espace se pliait entre le quartier de Brooklyn et l’est parisien pour former un archipel commun, excluant les espaces qui les séparent. Ce « pliage spatial » a pour caractéristique de mettre en relation des sites géographiquement lointains mais intensément reliés les uns aux autres et au sein desquels se déploient un certain nombre d’attitudes émotionnelles, dont la compassion serait la plus forte.
Ainsi, si dans certains cas la compassion est un facteur de prosocialité qui pousse à agir au bénéfice d’autrui – comme c’est le cas lorsque des citoyens européens logent chez eux des réfugiés syriens par exemple –, c’est avant tout une attitude qui révèle les forts sentiments de proximité et d’éloignement entre certaines sociétés, et qui cartographie ainsi le monde en strates et réseaux solidement référés aux modes de vie et aux valeurs. Sous ses dehors de « bon sentiment » qui permet de ne pas rompre la continuité du monde en s’imprégnant généreusement de la douleur d’autrui, il se pourrait en réalité que la compassion divise les citoyens du monde plus qu’elle ne les rassemble.
*Photo : SIPA.00730919_000008.
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