Le 6 avril 1994, un avion transportant les présidents du Rwanda et du Burundi ainsi que leurs collaborateurs, et piloté par des Français, est abattu au Rwanda par un missile SA-16 de fabrication russe. Deux gendarmes français, habitant à proximité de l’endroit où se trouvaient les suspects de l’attentat, sont ensuite lâchement assassinés par les hommes de l’actuel président du Rwanda Paul Kagame. Pourquoi la France ne demande-t-elle pas des comptes à ceux qui ont tué ses concitoyens à Kigali, la capitale rwandaise ?
Le rapprochement que les dirigeants français poursuivent avec le régime de Paul Kagame se fait-il au mépris des victimes françaises ? C’est l’une des questions que pose sans détours le politologue Charles Onana dans son dernier livre Enquêtes sur un attentat, Rwanda 6 avril 1994 publié chez l’Artilleur et préfacé par le Prix Nobel de la Paix Adolfo Pérez Esquivel.
Depuis 1997, la justice française piétine et ne parvient ni à identifier ni à poursuivre les auteurs de l’attentat terroriste qui a déclenché l’horreur en 1994 au Rwanda et dans lequel trois Français ont trouvé la mort. Deux pilotes (Jean-Pierre Minaberry et Jacky Héraud) et le mécanicien navigant (Jean-Michel Perrine) composaient l’équipage du Falcon 50 du président rwandais abattu le 6 avril 1994 vers 20h30 alors qu’il amorçait son atterrissage à l’aéroport de Kigali, placé sous la protection des casques bleus des Nations Unies. Deux gendarmes français, les adjudant-chefs René Maïer, Alain Didot ainsi que la femme de ce dernier seront assassinés deux jours après par les rebelles tutsi dirigés par Paul Kagame qui les soupçonnait de détenir des informations sur les auteurs de l’attentat [1]. Alain Didot, résidant à proximité du parlement rwandais où vivait un bataillon de la rébellion tutsie, avait chez lui des antennes radio qui lui permettaient de capter des communications de radioamateurs, sa passion. Après le tir de missile sur l’avion présidentiel, des éléments de cette rébellion ont fait irruption chez le gendarme français croyant qu’il avait capté des informations sensibles concernant leur rôle dans cet attentat.
Après 25 ans d’investigations, le dossier d’instruction sur cet acte terroriste est miné par deux décisions contradictoires de la justice française : l’une a conduit à l’émission en 2006 de mandats d’arrêt contre neuf suspects, proches de l’actuel président du Rwanda, Paul Kagame, et l’autre a conclu à un non-lieu. La première décision est le fruit de huit années d’investigation du juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière alors que la seconde résulte de douze années d’enquêtes des juges Marc Trévidic, Nathalie Poux et Jean-Marc Herbaut. L’enquête du premier magistrat recoupe deux enquêtes du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) ainsi que celle de la justice espagnole conduite par le juge Fernando Andreu Merelles ; la seconde n’est corroborée par aucune autre enquête internationale. Il semble donc que cette dernière soit davantage sujette à caution que la première. Comment expliquer cela ?
Lorsque le juge Bruguière est saisi en 1997 par les familles françaises des pilotes du Falcon 50, c’est précisément parce que l’ONU n’avait pas, à l’époque, jugé utile de faire elle-même la lumière sur cet attentat terroriste bien qu’il eût été logique pour elle de s’en saisir. Il n’était pas non plus apparu indispensable aux autorités françaises de saisir la justice pour exiger des poursuites à l’encontre de ceux qui avaient commis ce crime contre leurs ressortissants au Rwanda.
L’enquête du juge Bruguière représentait donc un espoir pour les familles des victimes françaises d’être entendues dans leur souffrance et surtout d’obtenir justice. En cela, Jean-Louis Bruguière n’a pas déçu ! Il a d’abord cherché à savoir si les auteurs de l’attentat étaient parmi les Hutu proches du chef de l’État rwandais tué dans l’avion. Il a obtenu pour cela la coopération du procureur du TPIR, madame Carla Del Ponte, et Bruguière s’est aussitôt rendu au siège de la juridiction internationale en Tanzanie pour interroger les Hutu qui y étaient déjà incarcérés. Tous les témoignages et les documents collectés se sont révélés infructueux et la piste des Hutu s’est vite refermée. Le magistrat instructeur s’est ensuite attelé à explorer la seconde piste : celle des rebelles tutsis du Front patriotique rwandais (FPR), en particulier sa branche militaire dirigée à l’époque par Paul Kagame lui-même. Au cours de l’instruction, Jean-Louis Bruguière a obtenu les témoignages des transfuges de cette rébellion du FPR qui ont globalement soutenu et démontré que c’est un commando de leur propre mouvement sous les ordres de Paul Kagame qui a abattu l’avion (voir ordonnance de soit-communiqué du juge Bruguière du 17 novembre 2006). Ils ont également confirmé que les missiles utilisés pour commettre ledit attentat provenaient d’Ouganda, pays qui a soutenu militairement les rebelles tutsi depuis 1990 dans leur volonté de chasser du pouvoir le chef de l’État rwandais de l’époque, Juvénal Habyarimana.
L’instruction du juge Bruguière a été confortée sur tous ces points par les enquêtes espagnoles et celles du TPIR. Les enquêtes menées par les juges Trévidic, Poux et Herbaut ont, elles, abouti à des conclusions opposées. Les deux premiers magistrats instructeurs (Trévidic et Poux) se sont rendus au Rwanda en 2010, donnant d’office l’impression qu’ils voulaient, soit faire mieux que leur collègue Bruguière, soit faire différemment. Tous les observateurs attendaient donc qu’ils livrent leurs conclusions en désignant de façon incontestable et définitive les auteurs de l’attentat. Ce qu’ils ne feront jamais ! Tout d’abord, ils ont été chaleureusement accueillis au Rwanda mais espionnés chaque jour par les services de sécurité de Paul Kagame puis obligés de mener leurs travaux d’expertise sur le terrain en compagnie « d’experts » britanniques choisis à l’avance par le régime de Paul Kagame dans le but de faire peser leur propre « expertise » dans le dossier d’instruction français.
Il est bon de signaler à ce stade que ces prétendus « experts » britanniques étaient déjà venus « enquêter » sur le site de l’attentat, à la demande du gouvernement rwandais, après l’émission des mandats d’arrêt du juge Bruguière. Agacé par la mise en cause de ses hommes, Paul Kagame avait en effet à l’époque appelé ces Britanniques à la rescousse pour qu’ils l’aident à faire un rapport permettant de contredire l’enquête du juge Bruguière. Cette initiative politique, apparue suspecte aux yeux de nombreux observateurs, le fut d’autant plus lorsque furent publiées les conclusions du rapport du gouvernement rwandais : « les autorités rwandaises de l’après-génocide, convaincues que leur non implication dans l’attentat du 6 avril 1994 constituait une vérité d’évidence, n’ont peut-être pas mesuré l’impact préjudiciable des accusations de nature idéologique proférées par les génocidaires et leurs alliés, constamment répétées avec le relais de puissants réseaux négationnistes dans différents pays. Cette propagande a connu un nouveau retentissement avec l’ordonnance Bruguière de novembre 2006, résultat d’une enquête biaisée, engagée à l’initiative d’un mercenaire au service de la famille de l’ancien président de la République du Rwanda, et conduite au mépris de toutes les règles de croisement des sources, de vérification, d’équité et de crédibilité ». Pour le régime rwandais, le juge Bruguière est donc un agent de propagande des « génocidaires » et des « négationnistes » et son instruction sur l’attentat en serait la meilleure illustration. La grossièreté et l’indécence qui caractérisent cette déclaration ne mérite sur le fond aucun commentaire.
Il n’en demeure pas moins que les multiples incursions des « experts » britanniques et des agents des services de sécurité de Paul Kagame sur les lieux de l’attentat entre 1994 et 2010 posent question. Pourquoi appeler des experts de complaisance à son secours et altérer la scène du crime plutôt que de faire appel à une commission d’enquête internationale indépendante si l’on n’a rien à cacher et surtout si l’on n’est pas mêlé à cet acte terroriste ? Pour des dirigeants qui n’auraient rien à voir avec l’attentat et pour lesquels l’arrestation de ses commanditaires serait donc autant un succès politique qu’une avancée majeure vers la réconciliation, il est surprenant qu’ils aient attendu l’ordonnance du juge Bruguière et ses mandats d’arrêt, douze ans après les faits, pour se « réveiller » et manifester un quelconque intérêt pour l’attentat contre le Falcon 50. Marc Trévidic et Nathalie Poux sont donc finalement arrivés sur une scène de crime nettoyée et investie à plusieurs occasions par des Rwandais proches du régime. Non seulement ces derniers ont déplacé ce qu’il restait de l’épave de l’avion mais ils ont fait disparaître des pièces et des parties de la carlingue. Dans ces conditions, les juges Trévidic et Poux ne pouvaient strictement rien découvrir d’intéressant pour l’enquête.
Sans avoir ni la liberté de travailler en toute indépendance au Rwanda ni celle d’interroger des témoins de leur choix, les magistrats français sont malgré tout rentrés en France avec la conviction feinte ou réelle que les membres du régime de Paul Kagame ne sont en aucun cas suspects d’avoir commis cet attentat terroriste qui a coûté la vie à des citoyens français.
Ce qui est plus grave, c’est qu’au lieu de poursuivre les recherches sur les points non approfondis par leur collègue Bruguière, ils ont préféré bâcler l’instruction en se rangeant sur la position du dictateur rwandais et de ses « experts » britanniques. Après avoir refusé d’interroger des témoins essentiels qui leur ont pourtant écrit directement, négligé de s’occuper des aspects importants touchant à l’arme du crime et s’être essentiellement appuyés sur le rapport du régime de Paul Kagame et de ses « experts » britanniques, Nathalie Poux et Jean-Marc Herbaut ont rendu le 21 décembre 2018 une ordonnance de non-lieu, prétextant une absence « de charges suffisantes » contre les suspects de l’attentat identifiés par le juge Bruguière. Ont-ils voulu satisfaire à une démarche politique de certains dirigeants français et à la volonté de Paul Kagame ?
Ce qui est très clair est que cette ordonnance de non-lieu intervient dans des conditions troublantes qui montrent que Bernard Kouchner, alors ministre des Affaires étrangères, a fait suite à la demande du régime de Paul Kagame exigeant de faire obstacle aux mandats d’arrêt du juge Bruguière, s’agissant d’un dossier terroriste dans lequel des Français ont été tués sauvagement, et alors que le régime rwandais n’a jamais cessé de salir la réputation des militaires français, en particulier à travers les médias français…
Monsieur Bernard Kouchner donne lui-même son avis sur cette affaire : « Les Rwandais nous ont demandé la levée des mandats d’amener émis, avant que nous n’arrivions, par le juge Bruguière contre leurs compatriotes. Nous leur avons dit que ce n’était pas possible. La justice est indépendante. Un groupe de travail composé de juristes a indiqué que, si les Rwandais voulaient avoir accès au dossier, l’un des neuf inculpés au moins devait se rendre à la justice française. Ce que l’ancien directeur du protocole de Kagame, Rose Kabuye, a fait ». Ce positionnement peut aider à comprendre le sort qui a été réservé à l’enquête du juge Bruguière et surtout pourquoi un non-lieu a succédé aux mandats d’arrêt lancés contre les proches de Paul Kagame.
En réalité, c’est la conseillère juridique de Bernard Kouchner au quai d’Orsay, Sylvie Pantz qui a piloté le « groupe de travail composé de juristes » auquel fait allusion l’ancien ministre des Affaires étrangères et qui a indiqué comment accéder au dossier judiciaire, pour pouvoir ensuite mieux se défaire des mandats d’arrêt du juge Bruguière, devenus le cauchemar de Paul Kagame.
Il est également utile de rappeler que le non-lieu des juges Poux et Herbaut a surgi après un voyage de Bernard Kouchner au Rwanda en janvier 2010, où il s’était empressé de faire nommer son ancien conseiller, Laurent Contini, comme ambassadeur, avec pour missions de retisser les liens avec le Rwanda mais aussi de neutraliser les mandats d’arrêt du juge Bruguière. Monsieur Contini rappelait d’ailleurs ceci lorsqu’il était encore en avril 2008 au cabinet de Bernard Kouchner : « Comme vous le savez la normalisation avec le Rwanda, avec les autorités rwandaises, le gouvernement rwandais, ce n’est pas gagné. Nous avons un obstacle majeur qui s’appelle tout à fait franchement les mandats Bruguière, l’indépendance de la justice française ce n’est pas une illusion, c’est une réalité. Nous sommes confrontés à cette émission de mandat sur des pré-supposés que nous combattons. (…) Nous sommes toujours confrontés à cet obstacle et le président Kagame nous a clairement dit lorsque nous étions au Rwanda fin janvier avec le ministre Kouchner qu’il n’y aurait pas d’instauration de relation diplomatique avec nous tant que ces mandats existeraient ».
Il n’y a donc aucun doute sur l’objectif visant à étouffer le dossier judiciaire qui met en cause les proches du dictateur rwandais. Face au non-lieu obtenu par les amis de Paul Kagame à Paris, les parties civiles se sont pourvues en cassation et les familles des victimes françaises, fatiguées, épuisées, attendent toujours, 27 ans après les faits, que justice leur soit rendue. Dans l’ensemble des médias français, il est régulièrement fait état des victimes rwandaises et de leurs bourreaux, c’est important ; mais devrait-on pour autant ignorer et oublier définitivement les victimes françaises tuées dans un attentat terroriste simplement parce qu’elles ont eu le malheur de se trouver à Kigali en avril 1994 ?
[1] https://blogs.mediapart.fr/michel-robardey/blog/090919/les-crimes-commis-contre-des-francais-doivent-ils-rester-impunis https://www.franceculture.fr/emissions/le-magazine-de-la-redaction/le-mystere-didot-et-maier
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