Les mots sont tellement galvaudés. L’indignation, et tous les termes associés ont été tellement gaspillés à d’autres occasions que l’on se trouve démuni face à l’événement, et réduit à l’impuissance d’exprimer la force de l’émotion. Il est aussi vain, dans le cadre d’un article, de s’aventurer sur le chemin plutôt encombré de l’arbitrage entre les contradictoires mais néanmoins indispensables explications du djihadisme, comme dans celui à l’inverse peu foisonnant des moyens de s’en protéger. Pourtant, il est une chose, habituellement inaperçue que le fait tragique éclaire : la force de la logique marchande de notre société du spectacle, s’illustrant par le fait qu’une partie de ses protagonistes est en position de s’arroger le droit de se dispenser de la décence morale ordinaire. Le coup de projecteur est fortuit, involontaire, indirect : ce qui est mis en lumière n’en est pas la cible, mais se fait aveuglant par un effet de miroir collatéral, en quelque sorte. Quand l’ensemble de la vie sociale « tourne » normalement, cela passe inaperçu ; mais quand tout devrait s’arrêter un moment, on s’aperçoit qu’un vaste secteur de la société fonctionne à plein régime et se place de ce fait hors de la loi morale.
Déjà les vacanciers en bermuda, le matelas pneumatique fluo sous le bras, jettent en badauds des regards curieux et – admettons-le – émus sur les traces du drame, Il s’agit là de comportements individuels ; mais peut-on en dire autant du maintien de la plupart des manifestations festives ?
Il fut un temps – pas si lointain – où le deuil national, c’était la fermeture des écoles, des administrations publiques, de la bourse, des théâtres et des cinémas et l’annulation des compétitions sportives. Il est réduit de nos jours aux drapeaux en bernes et aux minutes de silence, et si certaines manifestations sont supprimées, c’est davantage pour des raisons de sécurité.
Mais, bon… Là n’est pas le plus choquant. D’abord parce que la vie festive est précisément ce à quoi s’attaquent les djihadistes ; Elisabeth Lévy écrivait le 16 novembre : « Je crois, pour ma part, qu’ils s’en prennent effectivement à ce que nous avons de plus cher : la fête et la consommation ». Il faut donc, comme on dit, que la vie reprenne ses droits, y compris le « le droit de mener une existence banale, agréable et vaine », pour prouver aux terroristes qu’ils n’auront jamais gain de cause.
Ensuite, il faut prendre acte du fait que le temps des deuils ostentatoires et longs est révolu. Refoulons donc la désespérance ou la nostalgie, et efforçons-nous de croire que l’émotion, comme le reste, si elle s’individualise et s’intériorise, n’en reste pas moins intense et partagée, ce dont quelques micros-trottoirs de circonstance seront censés nous convaincre. On peut même penser qu’à l’intérieur des manifestations collectives de toutes sortes, des paroles, des silences, des regards inhabituels seront les signes discrets d’une réelle tristesse collective. C’est ailleurs que se manifeste l’indécence…
Dispensés de tout respect du deuil national
Elle est du côté des médias. Une forte proportion de ses acteurs se dispense allègrement de tout respect du deuil national. Si les humoristes sont cette fois discrets, c’est davantage du fait des vacances que d’un souci de bienséance. La preuve en est fournie par le souvenir de leur comportement au lendemain du massacre au Bataclan, le 13 novembre de l’an dernier.
Il n’aura fallu que quelques jours pour qu’ils reprennent leurs droits : dès le 16, sur France 2, dans l’émission Joker, les hurlements de joie ont repris pour saluer les petites fortunes gagnées par les candidats, le 17, dans Comment ça va bien, avec Stephane Bern on a présenté une séquence sur le retour du bas résille, et une semaine après le drame, le vendredi 20, donc, tout était de nouveau permis sur TF1 avec Arthur ; les séquences joyeuses, les fous rires, les danses stupides, les déhanchements grotesques étaient au rendez-vous. Cyril Hanouna, le 17 entamait Les pieds dans le plat sur Europe 1 en évoquant les événements, en sollicitant des témoignages, puis en justifiant le retour de l’humour par « l’envie de se retrouver », en rappelant pour se dédouaner « qu’on avait pas le cœur à cela », mais… nécessité fait loi, en quelque sorte.
Quant à Nicolas Canteloup, il sévissait dès le 17 sur Europe 1 en ironisant sur les kamikazes qui perdent n’importe où leurs passeports, en plaisantant sur les attentats, puis le jeudi 19 sur TF1, concluait par une minute de silence habilement amenée, avec effet de surprise, ce qui suffisait pour qu’on l’encense, que l’on parle de « chronique bouleversante » sur des sites fréquentés, qu’on en fasse des commentaires élogieux dans d’autres chroniques, comme si le recueillement sollicité par un humoriste (dans un contexte frivole) pesait plus lourd que venant de n’importe qui d’autre.
Il faut signaler aussi l’énorme hypocrisie consistant à diffuser dans les jours qui suivent des émissions « légères », en le justifiant par l’incrustation de la mention enregistré avant les attentats, comme si cela changeait quelque chose, et que, dans ces conditions, cela devenait irréprochable. Ce fut le cas ce samedi 16 juillet, avec l’émission Les douze coups de soleil sur TF1. Doit-on espérer que désormais les auteurs d’attentat préviennent auparavant les médias pour les dissuader d’enregistrer des émissions futiles
Une dérogation à l’injonction de gravité
L’éthique de la décence est bien branlante, dans notre société du spectacle. Mais on ne s’aperçoit qu’à peine qu’elle est pulvérisée, ridiculisée, bafouée par la société marchande, qui en est sa principale composante. Dès le matin du vendredi 15, la mécanique du marché tournait en plein régime ; le téléphone dérangeait pour démarcher des clients rattrapés par les algorithmes. Mais surtout, c’est la publicité. Elle peut sans problème, sans réprobation de qui que ce soit s’affranchir totalement du deuil national. Les reportages télévisés ou radiophoniques, les podcasts, les séquences en replay, bref, tout ce qui emplit nos écrans et nos écouteurs ont été encadrés par les spots publicitaires habituels, les boîtes mails sont restées encombrées autant qu’avant de messages mercantiles, nous imposant des jeunes femmes à la bouche démesurée par l’hilarité provoquée par la découverte des avantages proposés par une société immobilière, ou de l’euphorie engendrée par le bas prix des cartouches d’encre pour imprimantes.
Nous ne sommes pas sortis du tout de ce bain permanent dans l’univers factice du bonheur perpétuel, de l’agitation permanente, du bruit, de l’effervescence jubilatoire qu’est censée procurer la consommation. Il s’agit d’une dérogation à l’injonction de gravité qui pourtant s’adresse à tous. Cette partie de la France fait clairement sécession ; les multinationales de la communication s’exonèrent des devoirs civiques ordinaires en se livrant à l’évasion morale comme elles se livrent à l’évasion fiscale. Était-il inconcevable que les acteurs de l’univers marchand s’imposent également le silence ? Quelques jours de deuil ne devraient-ils pas être aussi des jours sans publicité ?
Cette priorité à la publicité, inscrite dans notre code social, et aussi spontanément respectée que celle des véhicules de pompier sur la voie publique, a d’ailleurs beaucoup à voir avec le rapide retour des humoristes sur tous les plateaux : il faut bien respecter les susceptibilités du Dieu audimat. Exorbitant privilège de n’être pas soumis à la règle commune. La publicité s’affranchit avec insolence de la loi morale qui s’impose à tous ; elle fanfaronne en marge de l’éthique implicite de l’Etat de droit.
Voilà la vraie hiérarchie des valeurs dans notre société. La communion autour des victimes, oui ; mais le devoir lucratif de rire de tout supplante très vite le silence de rigueur. Quant à la publicité, elle est totalement libre, totalement exempte de marques de solidarité ; tout lui est toujours permis, le droit de blasphème ne lui est pas discuté ; elle dispose d’un sauf-conduit permanent sur nos esprits et nos âmes. Le vrai impératif, le seul, c’est celui de l’argent et des profits de nos grandes firmes. Avec cela on ne plaisante pas et tout le reste en devient accessoire. Là, de droit de rire, c’est du sérieux.
Attentats de Nice et Saint-Etienne-du-Rouvray, par magazinecauseur
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