Attentat au Kenya : Je suis Garissa


Attentat au Kenya : Je suis Garissa

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Des salles de classe de Garissa à la rédaction de Charlie Hebdo en passant par le musée du Bardo, le procédé a été le même : des hommes armés ont fait irruption, tué au nom de leur « Dieu » des gens qui ne pensaient pas la même chose qu’eux ; des gens qui ne pouvaient pas se défendre. Fusils en main, ils ont mitraillé, ouvert des rivières de sang, scandé quelques vils slogans avant de se jeter dans une martyrologie qui les reniera à la seconde. 12 – 22 – 147, vies : la petite arithmétique de la mort n’est pas ici importante : elle est presqu’indécente quand elle verse dans les comparaisons pour réclamer plus d’émotion en fonction du caractère numérique. Les vies humaines ne se quantifient pas. Tous les morts de terrorisme ont la même identité : la mort, surtout injuste, fait un cimetière commun qui commande à une trêve dans la concurrence victimaire. Garissa, Charlie, Bardo et bien d’autres, sont des occasions uniques de faire humanité après tant d’échecs.

J’ai passé le plus clair de mon temps, sans grande rétribution, subissant même du rejet voire de l’hostilité, à consacrer l’essentiel de mes tribunes à « dire l’Afrique ». Oublier l’euphorie fumeuse de l’afro-ferveur qui banalise, voire nie à terme, les problèmes récurrents et urgents de l’Afrique. La croissance et ses mirages éclipsent les morts nombreux du continent : les malades pauvres, les malheureux élus des pandémies, les victimes des guerres, les minorités massacrées… La nouvelle ruée vers l’Afrique et la passion qu’elle suscite relèguent en scènes de vie ordinaire les problèmes structurels qui consument le continent. Tellement aveugles devant nos drames, parfois lassés, souvent dans le déni, les actes de beaucoup de leaders d’opinions ont installé l’idée d’une Afrique presque sans urgences, où seule une attaque terroriste vient tirer les populations de leur rêveries et accommodements avec les drames quotidiens. Aussi douloureuse, traumatisante et abominable soit-elle, l’attaque de Garissa, dans l’échelle des charniers, n’est tragiquement qu’une prolongation. Nos terreaux endogènes, faits de nos propres entêtements, tuent. Nous regardons ailleurs.

Le 7 janvier, nombreux furent-ils à presque ricaner, voire à se réjouir  de l’attaque de Charlie Hebdo. En ces temps de la traçabilité indiscrète d’Internet, l’on n’éprouvera pas de peine à retrouver leurs réactions. L’Afrique, devant les cadavres frais de 12 innocents français, a vu dans plusieurs de ses capitales des manifestants qui « n’étaient pas Charlie ». Insensibles à la mort, ils avaient pour certains brûlé des églises au Niger. Jamais pour les drames de leurs nations, ils n’avaient démontré pareille hargne. L’histoire retiendra qu’ils ne le firent que pour sautiller de joie de la tragédie Charlie, au motif d’une foi souillée. Ici encore, les bandes audiovisuelles sont disponibles. Au fond, cela n’est pas très important : l’émotion est peut-être la seule chose qui échappe à l’Inquisition. Si les larmes ne sont pas évidentes à tomber, on ne saurait les exiger.

Ces gens qui étaient « Mahomet », ces « Pas Charlie », ces ricaneurs vengeurs, pleurent aujourd’hui Garissa. Et tout le monde pleure Garissa, à l’évidence. Dessinateur blasphémateur ou innocent étudiant, ils sont égaux devant la mort qu’ils n’ont pas mérité. Mais cela n’est pas bien intégré par les négateurs de Charlie. Inconfortables avec leur récente posture, il leur faut subterfuge : accuser l’Occident de hiérarchiser les morts. Ils militèrent pour qu’on accole l’étiquette de terroriste à Lubitz, pilote dépressif pour jubiler d’une équivalence dans la folie terroriste. En vain. Ils cherchent bouée tristement. Ils ont l’équation abondante : 147 > 12. Comme si l’enjeu était seulement là. Cette fuite en avant est symptomatique de ceci que le déni, la mauvaise foi, la grossière tentative de falsification, tenaillent une Afrique qui a besoin qu’on libère sa créativité, son savoir, sa liberté. Toutes choses que cherchaient les étudiants de Garissa dans leur université.

Je suis naturellement Garissa, parce j’ai été Charlie. Toute hiérarchie dans la mort, symbole de l’avilissement des âmes, n’est que le fait de ceux qui ont été l’un sans être l’autre. Tout le monde se reconnaîtra. Frères kenyans, français, tunisiens, frères du monde. Je pleure nos frères en Humanité maudite.

Nous reviendrons sur la religion des bourreaux quand leurs « frères » accepteront l’altérité, la différence et la laïcité : universelles.

Photo : Ben Curtis/AP/SIPA. AP21717038_000001.



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