Les agressions au couteau se multipliant sur le territoire contribuent largement au sentiment d’insécurité des Français. Des années 1970 jusqu’aux attentats d’Al-Qaïda, le terrorisme se manifestait par des opérations d’envergure nécessitant une logistique, des financements et surtout le soutien d’États. Avec Daech, un modèle hybride s’est imposé. À l’ère des réseaux sociaux, le djihadisme s’est individualisé. N’importe qui peut prendre une arme pour rendre sa justice divine. Ce terrorisme low cost importe la mort dans notre vie quotidienne.
Quand le terrorisme contemporain est entré en scène à la fin des années 1960, il avait un visage et des modes opératoires caractéristiques. Prise d’otages, détournement d’avions, idéologie et stratégies inspirées de Mao et Marx, communiqués de revendication : le défi pour nos sociétés était redoutable, mais l’objet était clair. Ce qui le caractérisait le rendait également fragile : les attentats des années 1960-1970 exigeaient une logistique, des financements et surtout le soutien d’États. Nos sociétés ont exploité ces faiblesses pour lutter efficacement contre cette génération de terroristes. La chute de l’URSS, privant le terrorisme de l’ère Carlos-Arafat de l’essentiel de son soutien étatique, a sonné le glas de ce modèle. Mais un nouveau variant s’est imposé : le terrorisme djihadiste, prenant le plus souvent la forme d’attentats-suicides.
Mutations
Du Liban jusqu’à Gaza une nouvelle idéologie et un nouveau mode opératoire ont transformé le terrorisme et nos vies, les attentats de 11-Septembre perpétrés par Al-Qaïda en constituant l’apogée. L’Occident a encore réagi et le terrorisme a encore muté. Le mouvement de Ben Laden était institutionnalisé, tout comme ses grandes opérations des années 1990-2010 qui nécessitaient organisation, planification et logistique, avec base arrière en Afghanistan. Son successeur et concurrent Daech fait advenir un terrorisme hybride : les hommes d’Al-Baghdadi reprennent le modèle Al-Quaida lors du massacre de Charlie Hebdo et les attentats du 13-Novembre à Paris, mais développent en même temps un autre modus operandi, inspiré par Uber et McDo. L’entrepreneur individuel du terrorisme est appelé à s’autoreconnaître comme combattant de la cause et à frapper « comme il est », n’importe quelle cible, avec ce qu’il a sous la main. Plus besoin de QG ni d’ordres. Facilitée par les technologies de l’information, la décentralisation est totale. Seule constante : la source d’autorité et de légitimité doit être l’islam et le Coran. Les « imams du Web » se multiplient et l’assassinat de Samuel Paty en est l’exemple parfait : de l’élève et de son père qui désignent la victime et fournissent les justifications, jusqu’à l’assassin qui se sent obligé de répondre à l’Appel, chacun peut émettre une fatwa, et passer à l’action comme il le veut, quand il le veut et où il le veut.
Dans Le Prophète et la Pandémie, Gilles Kepel nomme ce phénomène « jihadisme d’atmosphère » : les messages de mobilisation sur les réseaux sociaux déclenchent le passage à l’acte criminel sans appartenance préalable du meurtrier à une organisation pyramidale. Cependant, cette atmosphère dans laquelle baignent de plus en plus de gens favorise aussi des passages à l’acte plus ambigus que l’assassinat de Samuel Paty. On assiste à la multiplication d’actes violents – homicides, tentatives d’homicide, agressions –, dont certains éléments peuvent être rattachés au terrorisme islamiste, tandis que d’autres s’en différencient. C’est le cas de l’assassinat de Sarah Halimi par exemple. C’est également le cas du meurtre d’Alban Gervaise. Impossible d’ignorer les signes troublants de l’atmosphère djihadiste aussi évidents que les résidus microscopiques de poudre repérés par la police scientifique sur la main d’un suspect, mais impossible aujourd’hui de le qualifier juridiquement comme violence islamiste.
Djihadisme d’atmosphère
Pour Kepel, le djihadisme d’atmosphère est responsable, entre autres, de l’assassinat de Samuel Paty ou de l’attentat de Nice. Il faut désormais ajouter à ces cas emblématiques une longue liste de violentes attaques à l’arme blanche, commises ces cinq dernières années en France. Leur particularité est qu’elles ne sont pas reconnues comme des attentats terroristes ni leurs cibles comme victimes du terrorisme. L’excuse du déséquilibre mental est d’ailleurs souvent invoquée pour refuser de se pencher sur la dimension culturelle de ces actes, sur ce qu’ils révèlent du fond d’écran mental de ceux qui les commettent, comme d’une esthétique et d’un imaginaire du djihad qui impressionne les cerveaux les plus faibles.
Les derniers faits divers constatés ont pourtant de quoi interroger : le 20 mai, à Chantilly, une femme a reçu des coups « au niveau du cou et sur la partie haute du corps » par un autostoppeur, non francophone, de type africain, qui aurait « récité des prières en langue arabe» lors de son attaque. Selon les informations d’actu.fr, l’homme aurait crié « Allah Akbar » au moment de frapper. Bien que le Parquet national antiterroriste ait été averti, les chefs d’inculpation retenus ne relèvent que de la tentative d’homicide. Et comme trop souvent, l’état de santé du suspect a été jugé « incompatible » avec un placement en garde à vue… Cette même semaine, le 17 mai 2022, René Hadjadj est retrouvé mort à l’aplomb de son immeuble. Juif religieux, âgé de 89 ans, cet habitant du quartier de la Duchère à Lyon a été poussé du 17e étage. Son voisin de 51 ans sera rapidement soupçonné par les enquêteurs sans que la piste antisémite soit retenue. Dix jours plus tard, revirement de situation : le suspect de confession musulmane, Rachid Kheniche, s’est révélé très actif sur les réseaux sociaux, il était particulièrement obsédé par les juifs et Israël, comme ses coreligionnaires de Daech, d’Al-Qaïda, d’Al-Chabab, de Boko Haram…
Une semaine plus tôt, le 10 mai, à Marseille, Alban Gervaise, médecin militaire, avait été victime d’une agression au couteau, les coups ayant été portés au thorax et à la gorge. Il succombera à ses blessures dix-sept jours plus tard. L’attaque a eu lieu devant l’établissement catholique où Alban Gervaise était venu récupérer ses deux enfants, âgés de 3 et 7 ans. Son assassin, Mohamed L., âgé de 23 ans et de nationalité française, une fois placé en garde à vue, évoquera le diable et expliquera avoir commis ce meurtre « au nom de Dieu ». Ces éléments évoquent fortement l’assassinat de Sarah Halimi. Son voisin et assassin, Kobili Traoré, avait lui aussi évoqué le diable, reconnaissant que la vision d’objets juifs l’avait fait basculer, donnant un visage au « démon » qui hantait son cerveau malade. Il a massacré la femme qu’il connaissait depuis dix ans en prononçant : « J’ai tué le sheitan [Satan] ». Peut-on considérer ce comportement en soi comme un indice de radicalisation ? Dans le cas de Mohamed L., la réponse de la police est non. « Aucun signe de radicalisation n’a été trouvé lors de la perquisition effectuée à son domicile », déclarait une source policière citée par CNews. La piste terroriste écartée, le Parquet national antiterroriste n’est pas saisi et Mohamed L. est mis en examen pour une simple tentative d’homicide volontaire, avant d’être placé en détention provisoire en maison d’arrêt.
On ne juge pas les fous… d’Allah
Un mois auparavant, le 29 mars, c’est dans le Rhône qu’un Afghan de 36 ans a été déclaré pénalement irresponsable par la chambre d’instruction pour une attaque au couteau qu’il avait perpétrée le 31 août 2019 sur le parking de la station de métro Laurent-Bonnevay, à Villeurbanne. Armé d’un couteau et d’une fourchette de barbecue, Sultan Niazi avait blessé huit personnes et tué Timothy Bonnet, un jeune homme de 19 ans. Les experts ont conclu que l’assaillant avait agi « à cause d’hallucinations provoquées par une schizophrénie paranoïde » et ont évoqué « une abolition totale du discernement au moment de frapper ses victimes en hurlant Allahou Akbar ». L’avocat de Timothy Bonnet regrettera à la fin de l’audience que le « mot terrorisme ait été complètement éludé », ce à quoi l’avocat de la défense aurait rétorqué que « l’on ne juge pas les fous… » Surtout ceux d’Allah ?
Ces agressions contribuent largement au sentiment d’insécurité des Français. Mais ce qui suscite une angoisse profonde est moins le fait d’être attaqué que l’absence de toute doctrine claire sur ces phénomènes. Pour le citoyen, le meurtre d’Alban Gervaise est un crime terroriste. Avec ce terrorisme low cost, la mort s’invite au pied de votre immeuble, devant l’école de vos enfants. Il est ici question d’un terrorisme du quotidien, susceptible de toucher chaque individu. Un terrorisme qui ne demande pas d’organisation et qui est lié à une vision du monde où ceux qui n’adhèrent pas à l’idéologie islamiste sont considérés comme moins que des hommes. Voilà pourquoi il s’agit de les tuer comme des bêtes, voilà pourquoi l’égorgement, qui donne un caractère rituel au meurtre, est privilégié. Que le pouvoir politique refuse de regarder cela en face et réduise beaucoup de ces meurtres à des faits divers sur lesquels il serait dérisoire de s’attarder est considéré, à juste raison, comme du déni. Malheureusement, c’est une vieille croyance française : ce qu’on ne nomme pas n’existe pas… Mais qu’il témoigne de l’inconscience ou de l’impuissance du gouvernement, ce déni nous met collectivement en danger.
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