Elle avait sorti son premier roman, La petite barbare, comme on tape du poing sur la table. Il n’était pas passé inaperçu, c’est le moins que l’on puisse dire. Astrid Manfredi avait décidé de raconter le destin sombre de celle qui fut surnommée « l’appât du gang des barbares » et qui avait eu une liaison avec le Directeur de la prison durant son incarcération. Ce dernier perdit son emploi et se retrouva à son tour derrière les barreaux. Ce fut le point d’ancrage pour l’écriture de ce roman et son désir de brosser le portrait d’une jeune femme blessée, née au mauvais endroit, tombée trop tôt du nid, et qui s’était retrouvée projetée dans la capitale des lumières sans avoir eu accès aux valeurs humanistes et à l’éducation. Une éducation qu’elle découvrirait durant son incarcération grâce à la lecture, et notamment grâce à la découverte d’un texte essentiel L’amant de Marguerite Duras. L’écriture efficace d’Astrid Manfredi l’avait d’emblée imposée comme une excellente romancière. Il y avait même un peu de la « méthode » Truman Capote dans sa façon distanciée de raconter un fait divers. Un roman-vrai dans la veine du best-seller De sang froid vendu à plus de huit millions d’exemplaires.
Spleen et Idéal
Pendant que l’astronaute français Thomas Pesquet flotte dans l’espace, dans son scaphandre blanc, gestes lents, presque irréels, pour moderniser le système d’alimentation électrique de la station ISS, Astrid Manfredi nous plonge dans une histoire où les personnages ont les pieds sur le bitume. Ils en bavent dans la France des déclassés, des fracturés, des névrosés. D’un côté, on rêve, c’est l’idéal baudelairien que seuls quelques élus atteignent ; de l’autre, c’est le spleen où la masse patauge, survit, en ne croyant plus à rien. La famille est un nid de frelons, les enfants braillent, les hommes sont violents et lourds, ils picolent, sniffent, trafiquent. Les beaux gosses profitent de leur beauté pour séduire les filles qui peinent à se faire une petite place sous un ciel pollué.
Les bourgeois sont confits dans leurs principes de classe. Ils sont arrogants ; ils ne vivent pas, ils écrasent. Paris ne fait plus bander. Ses lumières ressemblent à des néons d’enseignes d’hypermarchés. C’est une ville de losers, ils sont persuadés que le monde tourne autour de leurs certitudes de bobos en baskets. Surtout, ils ferment les yeux, car du côté du périph, il y a la misère qui déambule sur des trottoirs aussi sales que les artères de Calcutta. Il y a des putes, de la dope, des MST, des « chinoises évadées de la machine à coudre ». Parfois le soleil vient mettre un peu de poésie. C’est gratuit, ça ne fait pas de mal, tout le monde s’en fout. Il faut bouffer. C’est la déréliction absolue. La grâce s’est tirée sans dire un mot, peut-être nichée dans le scaphandre blanc qui photographie la terre en se marrant. Car c’est marrant de voir tous ces agités qui courent pour oublier qu’ils vont crever un jour.
La Comédie humaine
Ce deuxième roman, comme le premier, mais en plus dégraissé, plus âpre encore, est servi par un style qui griffe, écorche, fait saigner les faux bons sentiments sortis tout droit de la boite d’anxiolytiques. Immédiatement l’intrigue se met en place. Le lecteur n’a pas le temps de gamberger, Manfredi ouvre le rideau sur la perpétuelle comédie humaine, il y de l’alcool, des mensonges, davantage de dope, les illusions ne sont pas perdues, elles n’existent plus, les noms ont des consonances étrangères, le décor est bétonné, la nature est un vaste jardin en friche, la ville du Havre est le témoin privilégié de ce puzzle habilement construit, et finalement, on constate que la Manche est de plus en plus vieille. Le havre de paix n’existe plus, il a été remplacé par la nuit sans limites.
Manfredi a écrit un polar. Il y a un serial killer, trois filles mortes par un mec en blouson de cuir dont le regard ne s’oublie pas. Il y a une femme flic. Son destin est celui d’une Phèdre moderne paumée dans un commissariat qui pue la misogynie. Mais c’est un alibi pour montrer la feuille de température de notre époque, si basse époque. Le sang noir irrigue les chapitres très courts. C’est sans concession. Manfredi ne triche pas avec la littérature, la vraie, celle qui oblige à poser sa peau sur la table. Et puis il y a la narratrice, une étudiante, qui a pris un homme en auto-stop, sur une aire d’autoroute, un 31 décembre. Ça commence plutôt mal. Jamais très fun, ces fêtes imposées par le calendrier social. Elle va raconter, à sa manière, en employant le « tu ». Compliqué d’utiliser ce point de vue. Manfredi a osé. Elle a eu raison. Ça tient le lecteur en haleine jusqu’à la dernière image inoubliable.
Et puis, pour conclure, Manfredi parle, à propos de Cendrillon, « de pantoufles de vair ». Elle donne donc raison à Balzac contre Perrault qui écrit des « pantoufles de verre. » Balzac, évidemment.
Astrid Manfredi, Havre nuit, Belfond, février 2017.
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