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L’assimilation n’est pas une question en noir et blanc

L'assimilation d'une personne noire est toujours possible en France


L’assimilation n’est pas une question en noir et blanc
Lydia Pouga © D.R

Le parcours d’Albert Batihe, fils d’immigrés camerounais, révèle que l’assimilation est encore possible en France. Dans l’interview qu’il a accordée à Causeur, j’ai retrouvé beaucoup d’éléments qui m’ont rappelé mon parcours et celui de mon père, immigré camerounais arrivé en France dans les années 1970-1980.


La question du phénotype noir est la première qui vient à l’esprit lorsque l’on pense assimilation des populations issues d’Afrique noire. En France métropolitaine où le phénotype majoritaire est blanc, toute personne à la peau noire est intégrée malgré elle dans une catégorie inexistante dans les représentations de ses parents : celle des « blacks ». À coup de « de quelle origine es-tu ? », j’ai souvent eu, comme beaucoup de descendants d’immigrés noirs, la tentation de me laisser glisser vers une forme dégradée et assignée de négritude : se rapprocher d’une « communauté noire », rechercher et s’identifier uniquement à des « modèles noirs » et finalement refuser de faire sienne l’histoire d’un pays aux ancêtres blancs. Or la négritude, telle que l’avait pensée Aimé Césaire, était, au contraire, un moyen de ne pas laisser l’autre nous définir.

Si la France avait renoncé à se faire aimer de ses enfants, nos parents s’en chargeaient

Cette capacité à résister à la tentation du communautarisme relève de trois facteurs qui s’interpénètrent: l’environnement familial, l’environnement social (quartier et école), mais aussi la personnalité de l’enfant d’immigré, le produit d’une rencontre unique entre nature et culture, gènes et environnement. Pourquoi Albert Batihe, qui fait l’expérience d’une discrimination naturelle lorsqu’il comprend que les filles blanches ne veulent pas sortir avec lui à cause de sa couleur, n’a-t-il pas basculé dans la haine des Blancs ? Pourquoi, alors même que le quartier qu’il habitait, jadis ethniquement homogène, se peuple dans les années 1980 de « Noirs, Arabes », ne cède-t-il qu’un temps à la tentation de l’intégration à ces communautés pour obtenir le « respect au quartier » avant de s’en éloigner pour réussir professionnellement ?

Pourquoi alors que ma parole m’a paru moins audible que celle des autres (hommes blancs), un phénomène sur lequel je ne mis un mot que bien plus tard (avec les études cognitives sur les « différences raciales » chères aux Américains qui ont développé le concept de l’« invisibilité de la femme noire »), n’ai-je pas versé dans la victimisation, cette inertie qui nous condamne à attendre tout de l’autre ?

La couleur de peau peut devenir une information insignifiante

Les études neuroscientifiques montrent que la couleur de peau, bien qu’importante aux yeux des humains, peut facilement devenir une information insignifiante: tout dépend de la force du lien que l’on crée avec les autres. Ce lien pérenne entre individus d’un même territoire passe par la culture. Or la culture c’est une langue, des mœurs et un imaginaire collectif dont l’apprentissage passe chez l’enfant d’immigré par les amis et l’école.

Les amis, c’est avoir la chance d’habiter du « bon côté du périph » pour Albert Batihe. Comme son père, le mien a mis tout en œuvre pour échapper aux quartiers désertés par les « Français de souche ». S’imprégner, puis faire sienne la culture française c’est aussi connaître puis faire siens l’histoire et le fonctionnement de ce pays. C’est pourquoi le nivellement par le bas du niveau scolaire a été une vraie perte de chance pour les enfants d’immigrés qu’il était pourtant censé promouvoir par sa « condescendance abjecte », comme certains ont pris l’habitude d’appeler l’exigence et la culture du mérite. Car, comme l’évoque Albert Batihe lorsqu’il dit « ils [nos parents] ne nous aidaient pas pour les devoirs. Ils ne savaient pas », le premier et parfois unique accès à ces connaissances pour l’enfant d’immigré est l’école. L’école est aussi le lieu où l’on apprend à connaître, mais aussi à aimer la France. Sur ce point aussi, les neurosciences nous ont appris qu’aucun apprentissage n’est possible sans émotions. Et pour vibrer avec l’histoire française, et l’aimer, il nous faut d’abord nous réconcilier avec ce « complexe d’infériorité noir » dont parle Albert Batihe. Je me souviens que lorsque nous abordions la question de l’esclavage à l’école, nous, descendants d’immigrés africains noirs, quittions ces cours avec un mélange de honte et de ressentiments envers un homme blanc dépeint comme cupide et peu soucieux du bien-être de son congénère à la peau plus foncée.

Le rôle des parents dans le processus d’assimilation

Mais si la France avait renoncé à se faire aimer de ses enfants, nos parents s’en chargeaient. En passant le pas de la porte de nos appartements HLM, nous retrouvions l’amour de la France, en réécoutant le récit du périple effectué par nos parents pour s’agréger à une nation dont les brillantes idées avaient partout essaimé. Nous n’avions plus honte, mais étions fiers de leur détermination. Fiers aussi de ces histoires de chefs de village ou de rois camerounais qui n’avaient pas accepté la conversion comme des moutons mais croyaient, comme la République qui pensait que combattre l’influence de croyances archaïques dans la vie des citoyens permettrait l’émergence d’un peuple éclairé, que la superstition empêchait le développement de leur pays. Le père d’Albert Batihe, à travers son choix courageux de tout quitter et sa réussite, même si elle est relative selon lui, lui a implicitement transmis l’image d’un homme qui croyait en son avenir, un avenir qui se jouait en France. Tout comme mon père, cet homme fier, avec pour seul diplôme un certificat d’études, qui nous citait de mémoire des passages entiers du Cid et qui ne se lassait pas de raconter comment il était successivement devenu psychologue-conseil, détective privé et ambulancier. Embrasser la culture française, c’est enfin accepter lorsque l’on vient d’un pays où les croyances religieuses voire magiques sont fortes comme au Cameroun, ce schisme entre sa foi et l’enseignement laïque qui implique d’assimiler des thèses scientifiques allant à l’encontre de ces croyances. « Continue la science, mais garde une place quelque part pour Dieu », me disait mon père : un plaidoyer pour une « croyance enkystée », une croyance qui n’entrave pas le raisonnement scientifique ni l’échange avec des personnes qui croient ou ne croient pas. Embrasser la culture française pour nous, enfants d’immigrés, cela veut dire aussi accepter de renoncer à celle de nos parents. Et cela n’est possible que si nos parents eux-mêmes acceptent de ne transmettre de leur culture d’origine qu’une forme folklorisée. Se contenter de quelques « plats du pays » de temps en temps pour le souvenir, parfois d’habits traditionnels ressortis à l’occasion de fêtes…

C’est ainsi que mon père, allant à l’encontre de ses propres traditions, « francisa » les prénoms de ses sœurs qu’il nous donna, qu’il refusa de nous apprendre le bassa avant que nous ne maîtrisassions le français, qu’il ne voulut pas entendre parler de mariage avant que nous ne finissions nos études, ni de petits-enfants avant que nous n’obtinssions l’indépendance financière. Quant à cette « endogamie proactive » qui pousse certains descendants d’immigrés à épouser une personne originaire du pays de leurs parents, habitude d’ailleurs majoritairement retrouvée chez les Français d’origine maghrébine et pas ou très peu chez ceux originaires d’Afrique noire, la question ne se posa jamais tant elle lui paressait absurde. Même s’il eût été heureux que nous épousassions un Camerounais naturalisé avec lequel il aurait pu évoquer le pays, ou un Noir avec lequel il aurait pu partager le fait que ce n’était pas toujours facile d’être un homme noir en France − à défaut de pouvoir le faire avec nous, car il fallait préserver cet amour de la France qu’il nous avait transmis.

À lire aussi, Michel Aubouin: Le français, tu le parles ou tu nous quittes!

L’assimilation passe enfin par tous ces messages implicites que nous font passer nos parents immigrés. Albert Batihe attribue sa réussite au fait de s’être rebellé contre cette « assignation à résidence socio-économique » dans laquelle il dit avoir été placé par ses parents. Mais tous les descendants d’immigrés reçoivent de leurs parents un message implicite qui prime sur tous les discours fatalistes qu’ils pourraient tenir : quitter sa terre et sa famille pour un autre pays est une invitation à ne pas se résigner.

Pour lui, l’assimilation (renoncer au communautarisme) est passée en tant qu’homme par une réussite professionnelle, par une forme d’autodétermination individuelle, et en refusant le fatalisme victimaire qui gangrène les quartiers défavorisés. Pour moi, en tant que femme qui cherchait l’admiration de son père, l’assimilation est passée par la réussite scolaire, parler plus fort (parfois trop) pour ne pas tomber dans l’invisibilité, avoir pour modèles des hommes blancs (Maupassant, Proust, Pasteur, Freud, Nietzsche…) pour refuser l’« assignement au communautarisme noir ». Et cela ne fut possible que parce que nos parents nous avaient montré à travers leur immigration, leur maîtrise de la langue française et leur intérêt pour cette culture, qu’ils aimaient la France, même s’ils ne l’exprimaient pas en ces termes. En regagnant nos foyers le sac et la tête remplis de connaissances dispensées gratuitement, en nous réunissant autour d’une table, où la nourriture foisonnait, et en écoutant les récits de nos parents jamais victimaires ou revanchards, et l’histoire de leurs camarades ou membres de famille qui, par manque de médicaments, « tombaient comme des mouches », de nos parents qui parcouraient enfants des kilomètres pieds nus pour accéder au savoir, nous savions ce que nous devions à la France. Et non pas comme des Noirs reconnaissants d’avoir échappé à la misère grâce à l’homme blanc, mais comme n’importe quel citoyen français reconnaissant et fier d’appartenir à un pays qui offre à son peuple un havre de liberté, d’égalité et de fraternité.

Curriculum vitae de Lydia Pouga

1983 Naissance à Chambéry
2000 Bac S Lycée du Parc (Lyon)
2000-2002 Université de médecine de Laënnec (Lyon)
2002-2004 DEUG de Science de la vie et de la terre
2004-2007 Licence et Master en Biochimie, Lyon 1
2007-2010 Doctorat en neuroscience Ecole Normale Supérieure Ulm
2010-2015 Médecine Montpellier
2015-2019 Internat Hôpitaux de Paris



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