André Versaille publie en ce moment un feuilleton sur le site du Monde, intitulé : « Les musulmans ne sont pas des bébés phoques »
Comme de bien entendu, il est dans la nature du multiculturalisme de rejeter violemment toute idée d’intégration. L’intégration ! Dès le mot lâché, nous, les « progressistes », fronçons les sourcils, guettons l’interlocuteur, et, nouveau point Goldwin à la française, « reductio ad lepenum » oblige, le rapprochement avec le père ou la fille, jaillira sous peu. Car, parmi les dangers que courraient aujourd’hui les musulmans de France, le moindre ne serait pas celui de l’intégration ou, pire, de l’assimilation : ce principe honni depuis lurette, a été remplacé par celui d’intégration, chassé à son tour au profit de celui d’insertion, avant que Thierry Tuot[1. Auteur du Rapport au Premier ministre sur la refondation des politiques d’intégration.] ne l’éjecte pour lui substituer celui d’inclusion.
Le fantasme de l’ethnocide
Michel Wieviorka estime que les discours qui prônent des modèles d’intégration sont des « discours de faillite », et que continuer à les mettre en avant n’aboutit qu’à exacerber le malaise de ceux qu’on enjoint de s’intégrer, parce que ceux-ci n’auraient pas les ressources sociales, culturelles, éducatives pour pouvoir le faire, d’autant moins que, on l’a vu, les banlieues françaises ont été désertées par les associatifs, les syndicats, etc.
Pour autant, est-il si certain que l’intégration, dans son principe, doive absolument être abandonnée ? Assimilation, intégration, insertion, inclusion, les mots se suivent sans être toujours précisément définis. Mais soit, prenons le plus honni, l’assimilation qui, selon Edwy Plenel, conduirait immanquablement à la destruction de l’identité de l’immigré. « L’assimilation, écrit-il, est une injonction terrifiante qui fut aussi celle de la colonisation, notamment française : n’accepter l’Autre qu’à la condition qu’il ne soit plus lui-même, ne le distinguer que s’il décide de nous ressembler, ne l’admettre que s’il renonce à tout ce qu’il fut. […] L’impératif d’assimilation est une euphémisation de la disparition, une façon de souhaiter que les musulmans de France, à quelques degrés qu’ils soient, ne le soient plus. Ne le disent ni ne le revendiquent, ne l’expriment ni ne l’assument. Et c’est ainsi que les apprentis sorciers qui, trop souvent, nous gouvernent enfantent des monstres. […] Car qui ne voit pas, dans cette accoutumance à l’intolérance, le cheminement d’un appel plus sourd à ce que, pis encore, les musulmans ne soient plus ? »[1. Edwy Plenel, Pour les musulmans, Paris, La Découverte, 2015.] L’assimilation serait donc la première étape vers un ethnocide. On remarquera que Plenel s’aligne ici sur Recep Tayyip Erdoğan pour qui l’assimilation est « un crime contre l’humanité ».
Une intégration sans douleur
Quel étrange raisonneur que celui qui prétend qu’apporter un enrichissement culturel entraînerait obligatoirement un gauchissement, une corruption, une mutilation de la personnalité. L’historien Fernand Braudel avait écrit au contraire : « L’assimilation a été la clé d’une intégration sans douleur de ces immigrés qui se sont vite confondus dans les tâches et les replis de notre civilisation tandis que leurs cultures d’origine ont apporté une nuance de plus à notre culture complexe. »
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Levons les yeux vers le passé. Prenons le cas des Juifs venus d’Europe centrale dans les années dix, vingt et trente du siècle dernier. Non seulement ils n’ont jamais rejeté les principes républicains, mais ce sont ces principes mêmes qui les ont attirés. Ainsi Emmanuel Lévinas raconte-t-il que c’est l’Affaire Dreyfus qui convainquit son père lituanien d’émigrer en France : un pays, avait dit en substance ce dernier, qui se déchire à propos de l’honneur d’un petit capitaine juif, est un pays où il faut se dépêcher d’aller. À la manière dont ils se réclament de la République depuis plus d’un siècle (même Vichy ne les a pas éloignés de la France), ces Juifs apparaissent comme des républicains français au carré. Ils n’avaient pas du tout entendu l’assimilation comme un dépouillement de leur culture, mais comme l’offrande d’une culture à partager. Et ce fut une incontestable réussite. Soutiendra-on pour autant que ces Français de confession juive ont abandonné ou renié leur judéité ?
Lors d’une conversation sur ce sujet avec Élie Barnavi, l’historien m’a fait remarquer que si l’assimilation fut volontiers acceptée par des Juifs en France, c’est aussi parce que ceux-ci avaient une mentalité de minoritaires perpétuellement chassés, errants d’un lieu à l’autre. Lorsque, par la voix de Clermont-Tonnerre, la Révolution française proclama : « Il faut tout refuser aux Juifs comme nation et tout accorder aux Juifs comme individus. Il faut qu’ils ne fassent dans l’État ni un corps politique ni un ordre. Il faut qu’ils soient individuellement citoyens », les Juifs ne purent qu’accueillir cette nouvelle avec bonheur : pouvoir enfin devenir citoyens d’une nation ! Et de plein droit ! En revanche, il est probable que beaucoup de musulmans, qui ne s’étaient jamais vécus comme minoritaires, éprouvent cette situation avec difficulté. Sans doute.
« Faire d’un tas un tout »
Cependant, pourquoi Edwy Plenel et bien d’autres, décrètent-ils les musulmans incapables d’acquérir « les ressources sociales, culturelles et éducatives pour pouvoir s’intégrer » ? L’« humanité musulmane » serait-elle à ce point incompatible avec le mode de vie des autres populations vivant en France, que l’assimilation ne pourrait qu’aboutir « à la négation de son existence » ? Formerait-elle une humanité particulière vivant en vase clos comme les Bororos du Mato Grosso, dont l’entrée dans la modernité laïque détruirait radicalement la civilisation et la culture ?
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Et si c’était l’inverse ? « Le déracinement qui semble mettre en péril notre identité, écrit l’intellectuelle tunisienne Hélé Béji, est au contraire l’épreuve dont celle-ci a besoin pour s’éprouver, se connaître, et même grandir. Je ne crois pas qu’ait été si destructrice qu’on le dit l’influence étrangère. J’ose même dire que, souvent, rien n’est plus régénérant. L’idée selon laquelle une culture extérieure ne peut être qu’un mal qui va s’attaquer à votre personnalité pour la défaire en se nourrissant elle-même de cette destruction, fait partie de ces idées que tout le monde répète sans réfléchir, sans jamais pouvoir apporter la preuve de leur véracité. »[2. Hélé Béji, Nous, décolonisés, Paris, éd. Arléa, 2008.]
Les multiculturalistes considèrent que notre société occidentale devrait être régénérée par l’apport d’immigrés. Il est pourtant difficile de prétendre aujourd’hui que le monde musulman offre l’image de sociétés parfaitement épanouies. Le monde occidental non plus, certes, mais ses sociétés, toutes imparfaites qu’elles soient, semblent tout de même bien moins bloquées que celles du monde musulman. Sommes-nous si sûr que l’Occident ne peut rien apporter aux musulmans, que leur situation ici est bien pire que celles de leurs cousins restés au Maghreb ?
Quoi qu’il en soit, nous n’arrêtons pas de parler du « vivre-ensemble », mais comment y parvenir si nous n’arrivons pas à « faire d’un tas un tout » (Régis Debray) ? Une nation suppose comme allant de soi de pouvoir se mélanger et travailler ensemble, d’où la nécessité d’une intégration de tous (qu’on l’appelle assimilation, insertion ou de n’importe quelle trouvaille surgie du cerveau d’un sociologue ou d’un fonctionnaire), quel que soit le sang, la religion ou la provenance. Seule condition suffisante mais indispensable : adhérer, non à tous les modes de vie de la société d’accueil, mais à ses valeurs et principes essentiels.
Retrouvez André Versaille sur son blog, Les musulmans ne sont pas des bébés phoques
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