Dans La France au miroir de l’immigration, publié par Gallimard, Stéphane Perrier dresse le bilan de quarante ans de politiques migratoires. Chiffres à l’appui, il montre comment nous avons renoncé à l’idée de nation et cédé aux sirènes du multiculturalisme.
Causeur. Avant toute chose, entendons-nous sur votre objet d’étude. De quelle immigration parlez-vous : le flux de nouvelles arrivées chaque année ou le stock d’immigrés anciens, dont beaucoup sont devenus de nouveaux Français ? Et qu’en est-il de leurs enfants ?
Stéphane Perrier. Je me réfère à l’INSEE : « Selon la définition adoptée par le Haut Conseil à l’Intégration, un immigré est une personne née étrangère à l’étranger et résidant en France. Les personnes nées françaises à l’étranger et vivant en France ne sont donc pas comptabilisées (…) La qualité d’immigré est permanente : un individu continue à appartenir à la population immigrée même s’il devient français par acquisition. » Les deux premiers chapitres de mon ouvrage visent à décrire l’évolution, au cours du dernier demi-siècle, des caractéristiques – quantité, motif et origine – de nos flux d’immigration, et l’impact de cette évolution sur l’intégration des immigrés et enfants d’immigrés dans notre pays.
Dans les débats français sur l’immigration, deux camps irréductibles s’opposent : d’un côté les pourfendeurs d’une submersion migratoire continue depuis quarante ans, de l’autre ceux qui affirment que le niveau de l’immigration est constant. Or, vous leur donnez-vous tort à tous les deux.
Il y a de fortes exagérations des deux côtés. Si on regarde les chiffres de l’Insee sur une longue période, on constate que la part des immigrés dans la population française a régulièrement augmenté pendant les Trente Glorieuses, c’est-à-dire de la Libération à 1974. Puis la proportion d’immigrés s’est stabilisée jusqu’en 1999. Depuis, elle augmente à un rythme tout à fait comparable à celui des Trente Glorieuses. C’est le signe d’une rupture intervenue à la fin des années 1990.
Hormis Michèle Tribalat, peu de démographes s’accordent pourtant sur ce point. Il faut dire que l’interdiction des statistiques ethniques ne leur simplifie pas la tâche. Comment avez-vous procédé pour accéder aux vrais chiffres de l’immigration ?
Je n’ai utilisé que des chiffres officiels à la disposition de tous. Outre l’évolution de la part des immigrés dans la population française, je me suis fondé principalement sur l’évolution des naissances selon la nationalité des parents. Celle-ci met en lumière les deux temps de l’immigration familiale : le regroupement familial, à partir des années 1960, puis les mariages mixtes, à partir des années 1990. Si ces derniers se développent alors à un rythme inédit, cela est évidemment dû, pour une part, à l’ouverture croissante de la société, les Français se mariant bien davantage qu’auparavant avec des étrangers, mais c’est aussi la conséquence d’un échec partiel de l’intégration : un certain nombre de Français d’origine étrangère vont chercher leur conjoint dans le pays d’origine de leurs parents.
Les mariages mixtes endogames concernent principalement les immigrés afro-maghrébins dont vous expliquez les difficultés d’assimilation par la distance culturelle qui les sépare de la société française. Pourquoi l’intégration des immigrés asiatiques s’avère-t-elle moins problématique ?
Dans mon livre, j’essaie de comprendre pourquoi l’intégration de certaines populations est plus délicate. La distance culturelle est incontestablement un élément important. Il faut mentionner aussi la différence entre une société aussi moderne que la nôtre et les sociétés encore partiellement traditionnelles. Si on transportait les Français d’il y a un siècle dans la société actuelle, bien des choses qui peuvent choquer certains immigrés les choqueraient tout autant. Le ressentiment historique lié à la colonisation doit par ailleurs être pris en compte. Enfin, pour les immigrés de confession musulmane, la difficulté d’acclimatation d’une nouvelle religion, et d’une religion aussi englobante que l’islam, joue également.
Aujourd’hui, l’islam est-il le principal obstacle à l’intégration ?
Le principal obstacle à l’intégration est notre perte de confiance en nous-mêmes, exactement comme notre attachement enthousiaste à notre histoire, à notre culture et à nos valeurs en était autrefois le principal moteur. L’islam en tant que tel n’est pas un obstacle ; j’en veux pour preuve le comportement de la majorité de nos compatriotes musulmans. Néanmoins, il ne faut se cacher ni que certaines caractéristiques de l’islam peuvent compliquer l’intégration ni que la situation actuelle du monde musulman emporte des conséquences négatives. On y devine en effet l’hésitation entre l’entrée complète dans la modernité et le retour à des conceptions plus traditionnelles. Le courant islamiste qui le traverse nuit doublement à l’intégration, à la fois en répandant une image défavorable de l’islam et en conduisant ses adeptes, très minoritaires mais très actifs, à se séparer du reste de la société française, voire à tenter de lui imposer des mœurs et des valeurs contraires aux siennes. Les frictions sont donc inévitables.
On pourrait rembobiner le film de l’histoire pour déterminer le moment de basculement du modèle républicain vers un multiculturalisme de fait. Vous citez l’avis du Conseil d’État de 1980 qui autorise le regroupement familial des familles polygames. Par cette mesure inédite, nos élites ont-elles décidé de rompre avec notre tradition assimilationniste ?
Même si cette décision du Conseil d’État, heureusement corrigée par la loi depuis, est un symbole très net de notre négligence, je ne pense pas qu’on puisse identifier un moment clé. Il s’agit d’une évolution collective qui dépasse les dimensions partisanes ou la fracture entre une partie des élites dirigeantes et la population. Collectivement, nous n’avons pas pris la mesure de ce qui se passait. Par-delà les alternances électorales, on observe une exceptionnelle continuité de notre politique depuis les années 1970.
…qui consiste à laisser entrer légalement 200 000 immigrés par an sans se soucier de leur assimilation au corps français ?
Pendant longtemps, on n’avait même pas de « Contrat d’accueil et d’intégration ». Aujourd’hui, il en existe un, mais son contenu reste extrêmement faible et son non-respect n’est pas forcément sanctionné. L’intégration par les valeurs républicaines, qui est censée avoir remplacé l’intégration culturelle, est une référence incantatoire plutôt qu’une véritable politique.
À l’origine de notre renoncement à assimiler de nouveaux Français, vous identifiez une « haine de soi » hexagonale. Comment en est-on arrivé là ?
Ma thèse est que l’esprit critique, caractéristique fondamentale de l’esprit européen et source de l’essor de notre civilisation, a pris une orientation essentiellement négative. L’horreur de la Seconde Guerre mondiale, survenue après les événements déjà très graves de la Première Guerre mondiale, a engendré une crise extrêmement forte de la conscience européenne, dont elle ne s’est pas encore complètement relevée. En France, cette crise est accentuée par le traumatisme de la débâcle de 1940 et de la Collaboration. Il en découle, chez de nombreux Français, une vision irrationnellement sombre de leur histoire et de leur peuple.
Alimentée par des lobbys aux couplets victimaire, cette spirale masochiste semble irréversible. Peut-on encore inverser la tendance ?
Certainement. Mon livre, dont la troisième partie comporte un ensemble de propositions, s’achève sur une note d’espoir. Je crois en notre pays. Je suis convaincu de la force de notre projet politique. Il faudrait simplement que nous nous décidions enfin à renouer avec notre ambition collective.