Qu’il est tentant de croire aux signes ! Le manuscrit de Gloire tardive, roman feuilletonesque abandonné par Arthur Schnitzler dans sa jeunesse et retrouvé par miracle dans un maroquin de la bibliothèque de Cambridge, semblait prédestiné par son titre à un destin glorieux mais quelque peu retardé. À cet égard, une lecture rétrospectivement métaphorique nous saute aux yeux dès les premières pages.
Le vieux fonctionnaire Saxberger qui obtient pour toute marque de respect la déférence de ses inférieurs hiérarchiques voit ressurgir de son passé un recueil de poèmes, Promenades, ignoré à l’époque mais admiré par « Exaltation », un cercle de jeunes ambitieux, comme un chef-d’œuvre fondateur. C’est du moins ce que lui apprend Meier, en même temps qu’il enjoint le vieil homme à se joindre à la petite bande parmi lesquels figurent un critique aigri, quelques auteurs de théâtre paresseux, une comédienne sur le déclin et un gosse en culotte courte dont le modèle est, d’après les spécialistes, le camarade de Schnitzler, Hugo von Hofmannsthal.
Schnitzler, alors trentenaire, se voyait-il subir le même sort que Monsieur Saxberger, utilisé et humilié au nom de la vanité de ces jeunes gens ? Sa plongée dans l’esprit d’un vieil homme que sa jeunesse rattrape est un exercice d’équilibriste psychologique, mais pouvant s’avérer salutaire si la gloire ne venait pas. Nous savons mieux que lui que ces précautions étaient inutiles.
Dès la scène d’ouverture, le doute s’installe dans l’esprit du lecteur : ce Meier avec ses sourires et son emphase ne peut pas être tout à fait honnête, il y a forcément quelque chose de louche alors que Saxberger semble honnête, mais ensuite ce dernier est si rapidement pris au piège qu’il semble s’y prendre tout seul. Aux allégations de Meier, il n’oppose très vite plus aucun scepticisme mais un bégaiement, des interrogations pressantes : quel est le cercle qu’il représente ? combien sont-ils ? (sous-entendu : combien ai-je d’admirateurs ?), et il s’offre le luxe de préciser qu’il est aussi l’auteur d’une pièce de théâtre.
Une variante du « Faust » de Goethe
C’est la vanité qui ranime le vieil homme comme une décharge d’adrénaline. Meier pouvait-il prévoir un tel succès de son entreprise, s’il avait été un simple auteur en devenir désireux de s’adjoindre à moindre frais l’appui d’un poète underground ? Il opère sur Saxberger une véritable séduction, au sens diabolique du terme.
Gloire tardive, une fois ces hypothèses posées, se lit comme une variante du Faust de Goethe. Ayant allumé la flamme de l’orgueil chez Saxberger, le diable Meier et sa bande de démons n’ont plus qu’à en cueillir les fruits avant de précipiter la victime dans l’enfer des espoirs déçus.
« Il (Saxberger) sentait qu’il n’avait fait que s’oublier lui-même depuis fort longtemps », écrit Schnitzler. Pourtant notre héros déclarait le contraire avant sa rencontre avec Meier. Très vite, il se prend au jeu du grand homme. Quand les jeunes gens se pressent autour de lui pour l’entretenir de leurs projets, le vieux poète s’ennuie, se sent saisi de malaises qui ne s’apaisent que lorsque l’attention se porte de nouveau sur lui. Même l’appel de la chair le laisse froid. La comédienne Ludwiga Gasteiner, vêtue de jaune et arborant un rictus mauvais, lui lance des œillades mais « elle n’était supportable à ses yeux que quand elle lisait ses poèmes ». Enivré par son nouveau statut d’artiste maudit, Saxberger rompt avec ses anciens camarades. C’est à partir de ce moment qu’il s’oublie véritablement.
Sans surprise, la soirée littéraire organisée en son honneur est un échec. Un avertissement monte du public et parvient à son oreille : « Pauvre diable ! ». Saxberger se retourne, cherche des yeux l’auteur de cette odieuse calomnie, soupçonne sans y croire la petite bande, en vain : c’est sa conscience qui a parlé.
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