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Arthur Russell, icône de rien


Arthur Russell, icône de rien
Arthur Russell.
Arthur Russell
Arthur Russell.

William Socolov repose son verre. Le boss du label Sleeping Bag est, cette nuit de 1979, un homme heureux. Il est 2 heures et tout le Loft est en transe ; le mythique night-club de New York se déchaîne sur la démo qu’il vient de passer au disc-jockey : Go Bang, d’Arthur Russell. Il faut en féliciter l’auteur. Où est-il passé ? Le producteur se fraie un passage parmi les clubbers, se fait claquer une bise par Lola Love, la choriste de James Brown : « So funky, Will, so funky », et peine à mettre la main sur Arthur Russell, dont le public vient de tomber raide dingue sans même le connaître.

Arthur est prostré dans un coin. Elle a une drôle de dégaine, la nouvelle star du disco : à 26 ans, son visage conserve des stigmates prononcés d’acné juvénile et ses chemisettes à carreaux lui donnent des allures de fermier de la Corn Belt. Pour le glitter et le glamour, on repassera.

[access capability= »lire_inedits »]« Arthur ! Tu as vu : les gens adorent !
– La démo est à chier. »

Russell tourne les talons. C’est, chez lui, une seconde nature. Quand vient le succès, ne pas trop y croire, signer ses disques sous pseudo (il en aura beaucoup) et passer très vite à autre chose – on n’est jamais trop prudent.

Le lendemain, Russell assure une performance au Kitchen, une scène avant-gardiste située dans Chelsea. Ce n’est pas une scène, ni un conservatoire, ni une école, mais une boîte de Pétri de la musique expérimentale : ça bouillonne. On y croise des jeunes gens doués comme Lauren Anderson et Brian Eno. Généralement, Arthur y chante, s’accompagnant au violoncelle et bidouillant avec une boîte à effets. C’est toujours étrange de retourner au Kitchen : il en a été directeur musical quelques mois. Il a été beaucoup de choses pendant quelques mois.

Arthur aura à peine le temps de quitter le Kitchen pour passer au home studio qu’il a aménagé dans l’appartement de l’East Village, où il vit avec son compagnon, Tom. Il y passe des heures, accumule les enregistrements et emprunte le ferry vers Staten Island pour réécouter ses morceaux sur son walkman.

La nuit le verra partout où New York vit en underground. Il fréquente les « places to be » et s’y produit : la Danceteria pour la new wave et la pop, la Gallery et le Paradise Garage pour le disco, le Roxy pour le hip-hop, le Lower Manhattan Ocean Club pour la folk. Des opportunités, il en a, bien sûr. Mais, immanquablement, ça coince. On lui propose d’écrire la partition d’une adaptation de Médée, il s’embrouille avec le metteur en scène. Quand il rencontre David Byrne, qui lui propose de rejoindre les Talking Heads, un petit groupe qu’il est en train de monter, ça ne colle pas.

Il n’est pas facile de travailler avec Arthur. Perfectionniste, il revient plusieurs fois sur l’ouvrage, réécrit, révise, réenregistre. La plupart du temps, il laisse ses chansons inachevées. Sa voix diaphane, ses compositions à la croisée de la pop, la new-wave, la folk et le disco, sont à la fois accessibles et déconcertantes. En 1986, son album World of Echo connaît un succès d’estime. Il tombe malade et entreprend un nouvel album, Corn, qu’il n’achèvera pas. Là, ce n’est pas sa faute, mais celle de la mort – bonne excuse. Arthur Russell décède en 1992, laissant plusieurs centaines de bandes d’enregistrement, avec parfois plusieurs dizaines de versions d’une même chanson.

Depuis quelques années, la critique redécouvre Arthur Russell et le transforme en icône pop et gay. À tout prendre, Russell aurait certainement préféré être tenu pour une icône transgenre. Non pas qu’il enfilait en douce les robes de maman, mais, dans ces années 1980 où la loi des genres commençait à segmenter la musique pour mieux la commercialiser, il refusait les étiquettes et les styles imposés par les producteurs et les disquaires. Un doux anarchiste expérimental, qui avait substitué au classique « Ni dieu ni maître » un « Ni pop, ni rock, ni folk, ni disco ». De la musique avant toute chose, et de l’exploration. Peut-être Arthur Russell n’est-il jamais parvenu à une version définitive de quoi que ce soit, mais ses ébauches surpassent bien des œuvres achevées.

Calling Out of Context

Price: 15,48 €

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Audika Records réédite certains albums et publie des inédits d’Arthur Russell. Calling Out Of Context (AU-1001-2) et World Of Echo (AU-1002-2). Le réalisateur Matt Wolf lui a consacré un documentaire, Wild Combination, a portrait of Arthur Russell, disponible en DVD distribué par Plexifilm.
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Juillet 2009 · N°13

Article extrait du Magazine Causeur



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