« J’aime les femmes avec de la révolution dans l’âme et du muscle dans le cul » clame Oleg le voleur au risque de faire siffler les oreilles de sa chère et tendre Kosa. Pendant ce temps, leur petit garçon Kaspar et Leonid le fou entretiennent savamment le joyeux bordel de l’appartement qu’ils ont transformé en squat. Voilà l’univers dans lequel nous immerge Arthur Larrue, jeune professeur[1. Larrue est né au milieu des années 1980, preuve que la valeur n’attend décidément pas le nombre des années…] au lycée français de Saint-Pétersbourg dans Partir en Guerre, premier roman fort prometteur. Son narrateur endolori par une rupture sentimentale nous fait partager sa nuit d’insomnie avec les membres du groupe Voïna. Dans ce qui ressemble à la version prolétarisée du décor des Dreamers de Bertolucci, Oleg, Kosa et Leonid reviennent sur leurs faits d’armes en mangeant des ploffs à la viande douteuse.
Voïna, c’est la guerre en russe, une Guerre que Larrue écrit en majuscule pour esquisser celle que ces militants sans cause ont déclaré à l’ordre bourgeois, à coups d’agit-prop.
Pour le commun des journalistes, Voïna rime avec Lena, du nom de la militante cofondatrice des Pussy Riot, qui a aujourd’hui tout loisir de méditer sur la « grande démocratie » russe à l’intérieur d’un camp de travail de Mordovie, petite république prisée par nos acteurs défiscalisés. Avant d’organiser un concert de rock impromptu dans l’Eglise moscovite du Christ-Sauveur, Lena s’adonnait aux actions coups de poing avec ses camarades de Guerre pétersbourgeois. Entre autres joyeusetés, figurent leur partouze improvisée au musée national de biologie, symbole de la Russie poutinienne « où tout le monde baise tout le monde », l’introduction vaginale d’un poulet en plein supermarché, et le tag d’un phallus géant sur le pont Lityeni de Saint-Pétersbourg.
Tout ceci n’est pas sans rappeler le scandale provoqué un dimanche de 1950 par quelques jeunes gens de l’Internationale lettriste en pleine homélie à Notre-Dame. Pas de quoi fouetter un(e) chat(te) occidental(e) ? Mais le peuple conservateur de la très Sainte Russie ne l’entend pas de cette oreille gelée. Si sa douce orthodoxie s’accommode fort bien du soviétisme ripoliné par le tandem Poutine-Medvedev, la provocation au goupillon l’indigne au point de lui faire majoritairement approuver l’inique exil mordovien de Lena. Vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà de l’Oural ?
Qu’importe. Guerre est lancée, déclare ennemis « les représentants importuns d’un régime importun », ainsi que les appelait l’ancien corps-franc Ernst Von Salomon et fait sienne la devise de Louise Michel qui veut que le peuple n’obtient que ce qu’il prend.
Son idéologie ? Foin de doctrine au pays où le Léviathan souffle sur les peurs collectives. Leonid, croque-mort du hasard portant haut sa barbe de Kropotkine, retourne les voitures parquées dans la rue avec le flegme d’une cuisinière qui battrait des œufs en neige. Ses comparses Oleg et Kosa vivent de menus larcins, chipant leur nourriture ici et là. Là est leur anarchisme concret, bien plus que dans leurs vaines déclamations nihilistes, leurs mots d’ordre creux (« foutre la merde ») ou leur révolte post-adolescente (« On ne vivra pas longtemps mais eux ne vivront jamais… »). Si éructer paraît à la portée du premier indigné venu, provoquer à la cuirasse – fût-ce sottement- la verticale du pouvoir poutinien est une autre paire de manches pour des rebelles acculés à retrousser les leurs. La Guerre, les têtes brûlées de Voïna l’accomplissent « pour réveiller une révolution, pour jeter par terre, à la vue de tous, comme on éviscère une carcasse, tout ce que l’Etat russe recouvrait d’injustices et de mensonges ».
Faudrait-il les j(a)uger ? Guerre s’apparente furieusement à une transposition post-moderne des héros révolutionnaires de Von Salomon ou Gorki, ces réprouvés de l’ère du vide nourrissant des « rêves de révolte » (Michel Bounan) passés au court-bouillon de la fausse conscience gauchiste. À y regarder de près, leur contestation s’autorésorbe dans le Spectacle qu’elle ne se lasse pas de fustiger.
Mais que celui qui n’a jamais été jeune et con leur jette la première pierre. Circonspect quoiqu’empathique, Larrue tend l’autre joue, sans doute influencé par son éphémère compagnonnage avec ces héros de notre triste temps. Une seconde force, obscure et occulte, incite le narrateur à la bienveillance : l’irrésistible peur de l’engourdissement (péters)bourgeois. Tout visiteur de Saint-Pétersbourg serait ainsi saisi d’un mal étrange et pétrifiant, atteint d’une langueur avec laquelle se confond « l’influence diabolique de cette ville », qui « faisait de vous un rêve mou ».
Confiné dans ce quasi huis-clos, le lecteur de Partir en Guerre voit une chute prévisible dénouer les derniers fils d’une intrigue toute de beauté somnolente. Malgré son action suspendue, rarement récit d’une seule nuit nous aura saisi au vif comme ces cent vingt-cinq pages tissées d’une écriture précise et gracile. À croire que le satin d’Arthur Larrue sait habiller les anarchistes déguenillés…
Partir en Guerre, Arthur Larrue (Allia), 125 pages, 6.20 euros.
*Photo : pregero.
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