Marchande d’art et historienne de l’art, Elisabeth Royer-Grimblat travaille depuis 1996 à la recherche des tableaux spoliés pendant la Seconde guerre mondiale, domaine dans lequel elle est devenue une incontournable archiviste et traqueuse.
Causeur. Il y a un siècle, Picasso, Braque, Picabia, Brancusi, Soutine, Modigliani avaient élu domicile à Paris. Pourquoi la capitale a-t-elle perdu son pouvoir d’attraction auprès des artistes d’aujourd’hui ?
Élisabeth Royer-Grimblat. Je refuse de céder au fatalisme ambiant ! Paris reste une ville aimée des étrangers. Certes, cet amour se nourrit de sa gloire passée, mais cela n’a pas empêché Larry Gagosian[1. L’Américain Larry Gagosian est l’un l’un des plus importants marchands d’art contemporain et d’art moderne.] d’ouvrir une galerie et une gigantesque salle d’exposition au Bourget. Et si on ne connaît pas à Paris l’émulation des deux premières semaines de novembre et de mai dans les galeries new-yorkaises, Paris conserve une place de choix dans le parcours obligé du collectionneur à travers les foires du monde entier: la Biennale des antiquaires en septembre, la FIAC au mois d’octobre, Art Paris en mars se maintiennent. Et le Salon du dessin d’avril connaît un succès exceptionnel depuis quelques années. Vous voyez, la situation n’est pas si dramatique !
En somme, il en va de l’art comme du reste : il s’est mondialisé et, dans cette mondialisation, la France est un acteur mineur ?
Mineur, ce n’est pas vrai, mais il est certain que le marché de l’art actuel n’est pas comparable à celui de 1914. À l’époque, artistes, galeries et acheteurs étaient tous installés à Paris. Aujourd’hui, acheteurs et artistes n’ont pas besoin de vivre dans les mêmes lieux. Un artiste peut résider à Paris alors que ses clients – européens, chinois, russes, indiens, qataris… – se trouvent de l’autre côté de l’Atlantique, voire à l’autre bout du monde. De toute façon, la rencontre entre acheteurs et vendeurs se fait de plus en plus dans les grandes foires de Miami, Londres, Bâle et Maastricht, qui supplantent désormais les galeries. La vérité, c’est que le monde de l’art n’a plus vraiment de « centre ».[access capability= »lire_inedits »]
La mondialisation du marché suppose-t-elle la mondialisation de l’art lui-même ? Et dans ces conditions, cela a-t-il un sens de parler d’artistes « français » ou « américains » ?
Les artistes français ont été sur le devant de la scène jusqu’à la fin des années 1950-1960. Paris était alors le centre de la création artistique, un lieu d’émulation et d’échanges intellectuels unique. Beaucoup de mouvements artistiques partaient de la capitale. Les artistes étrangers venaient à Paris parce que c’était LE lieu pour apprendre, être reconnu et sacré. Les fondations étrangères, et plus particulièrement celles dirigées par des lobbys américains, venaient y acheter les pièces maîtresses des artistes français. Après 1960, grâce à l’explosion du mouvement Pop Art, notamment avec Warhol et Rauschenberg, les Américains ont pris conscience de leur potentiel artistique. On pourrait parler de « conquête » de l’art contemporain par les Américains. Il y avait eu des signes avant-coureurs à ce bouleversement, par exemple la présentation à la Biennale de Venise, en 1948, de huit toiles de Jackson Pollock. Plus tôt encore, en 1933, Matisse était revenu des États-Unis envoûté par son voyage. « Vous comprendrez, quand vous verrez l’Amérique, qu’un jour ils auront des peintres, parce que ce n’est pas possible, dans un pays pareil, qui offre des spectacles visuels aussi éblouissants, qu’il n’y ait pas de peintres un jour », disait-il. Une vraie prophétie!
Quels que soient le talent et l’inventivité des artistes américains, la France n’est-elle pas responsable de sa marginalisation ?
Il est vrai qu’au moment où les maîtres américains triomphaient, la France se repliait sur elle-même. Les musées français ont continué leurs acquisitions, mais après ils n’ont pas fait le travail de promotion nécessaire pour les faire connaître à l’étranger. Résultat : presque aucun artiste français n’est représenté sur la scène internationale, tandis que la côte d’artistes allemands, espagnols, anglais, chinois ou indiens monte. Si Yves Klein est aujourd’hui le principal représentant français de l’art contemporain dans le monde, c’est grâce aux efforts déployés par sa famille pour assurer le rayonnement de son œuvre (expositions et ventes en Australie, aux États-Unis, etc.). Paris vit sur sa splendeur passée, mais n’est plus un marché actif et réactif. Pourtant, les artistes de talent ne manquent pas!
Quoi qu’il en soit, seul le marché, donc les acheteurs, permet d’évaluer la valeur d’une œuvre. N’y a-t-il pas, en art comme dans d’autres secteurs, des « bulles » spéculatives, qui se traduisent par des cotes délirantes ?
Rien n’est plus difficile que d’avoir un jugement sur l’art contemporain et d’estimer la valeur réelle d’une œuvre. Les côtes de certains artistes sont, il est vrai, fabriquées et artificielles. Au XIXe siècle, ce n’étaient pas Géricault et de Delacroix qui raflaient la mise mais des peintres mineurs comme Flandrin, Cabanel, Meissonnier. Il faut attendre que le temps décide qui restera dans l’histoire.
Mais aujourd’hui, l’œuvre d’art est aussi un investissement …
Effectivement, aujourd’hui, le collectionneur a tendance à agir en investisseur. Les vrais collectionneurs, pour lesquels l’œuvre d’art n’est ni un produit ni un placement, se font rares. Autrefois, ils étaient nombreux dans les familles aisées. Le médecin qui achetait deux à trois œuvres de bonne qualité par an était une figure de la bourgeoisie française. Les « investisseurs », eux, agissent directement sur la cote des artistes. S’il arrive que les prix s’envolent de façon malsaine, c’est souvent parce qu’un groupe important d’investisseurs, composé principalement de nouvelles fortunes, considère que telle ou telle œuvre est un placement « sexy ». Il ne sera pas nécessairement rentable, mais il a une forte valeur symbolique, en ce sens qu’il est un marqueur de la réussite sociale.
Et l’art ancien ?
Il existe bel et bien une perte d’intérêt pour l’art ancien. Les œuvres anciennes représentent des placements plus hasardeux en raison des incertitudes d’attribution : si une toile que l’on attribuait à Goya se révèle être une œuvre d’atelier, elle perdra beaucoup de sa valeur. De nombreuses attributions données par Berenson, par exemple, ont été corrigées un siècle plus tard. Un désastre pour les propriétaires ! Si la cote des grands artistes reste toujours très élevée, le temps est impitoyable avec les artistes de second ordre.
Croyez-vous vraiment que, dans vingt ans, on s’ébahira devant un crustacé de Jeff Koons ?
J’aime Jeff Koons. Il est vrai qu’avoir un Jeff Koons chez soi dispense de justifier ses goûts tout en envoyant un message clair : « Je suis riche ! » Il est, au passage, intéressant de savoir que les artistes contemporains aiment souvent passionnément l’art ancien. Koons et Hirst, par exemple, sont des grands amateurs de Courbet.
Quel peut être l’avenir de l’art dans une économie mondialisée ?
Une poignée de multi-milliardaires achète les tableaux les plus chers. Cela entraîne fatalement la dilution du marché moyen. Cela dit, il y a encore des amateurs d’art qui achètent par goût. Un très beau tableau, de n’importe quelle époque, reste une valeur sûre.
Diriez-vous que l’art est trop subventionné en France ?
La subvention peut, bien entendu, devenir un piège : l’État est-il qualifié pour faire des choix artistiques? Les commandes publiques ne transforment-elles pas une poignée d’artistes en « artistes officiels » à la solde du pouvoir ? Les subventions, néanmoins, ne me choquent pas. L’art est éminemment libre, mais il est aussi fragile. C’est pourquoi il mérite, à mon avis, l’attention et les soins des pouvoirs publics. Ce qui compte, c’est qu’il conserve sa profonde liberté. J’ajoute que les artistes allemands sont cinq fois plus subventionnés que les artistes français. En France, contrairement à ce qu’on croit souvent, c’est l’art vivant le « chouchou » du ministère de la Culture.[/access]
*Photo : Hannah.
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