Le Louvre célèbre le 100e anniversaire de Pierre Soulages en consacrant une grande exposition à ses monochromes noirs. Bien que répétitive et morne, l’oeuvre de cet artiste qui s’est désintéressé du monde est unanimement encensée.
Le centième anniversaire de Pierre Soulages inspire rétrospectives et célébrations en France. Figure importante de la peinture abstraite française d’après-guerre, cet artiste est surtout connu pour ses grands monochromes noirs, qualifiés d’ « outrenoirs ». Le concert de louanges et l’unanimisme dont il fait l’objet ne doivent pas faire illusion ni endormir l’esprit critique. En se désintéressant du monde et de sa figuration, l’homme en noir a produit une œuvre répétitive, morne et dont on ne voit guère la postérité.
Il y a quelques jours, j’ai fait un rêve (ou un cauchemar, comme on voudra). On était dans le futur. Pierre Soulages était doyen de l’humanité. Beaux Arts magazine titrait sur l’éternelle jeunesse de l’art moderne. On amenait les enfants des écoles célébrer le beau vieillard national. Les politiques jouaient des coudes pour être photographiés avec lui. On ne comptait plus les « proches de ». Ses gros livres tapissaient les tables basses. Les commentateurs surenchérissaient de choses qu’ils voyaient dans sa peinture et que les autres n’avaient pas vues. En me réveillant, je me suis ébroué. Pour le moment, on célèbre le centenaire de l’artiste. C’est déjà pas mal. Les festivités sont d’ailleurs bien rodées, car il y a dix ans, un 90e anniversaire a été orchestré par le centre Georges-Pompidou et le Louvre. Même les grèves se reproduisent presque à l’identique.
Une gloire française ayant survécu au déclin de l’abstraction
Pierre Soulages naît en 1919 à Rodez, dans une famille de commerçants et artisans. Il fait de courtes incursions aux Beaux-Arts de Paris, puis de Montpellier. Il est vite rebuté par la formation lourde et – pense-t-il – passéiste de ces institutions. Comme beaucoup de modernes, il préfère se lancer directement dans la vie d’artiste (et de bohème). Sa première exposition personnelle intervient seulement la trentaine venue. Il produit alors une abstraction où de larges traits de pinceau barrent la surface en divers sens.
En 1979, à 60 ans, il finit par recouvrir entièrement ses toiles de noir, laissant seulement au relief de ses pâtes le soin d’apporter quelques striures, rainures ou reflets censés manifester la présence de la lumière. Ce sont les « outrenoirs ». Peu après, il décore la collégiale de Conques de vitraux minimalistes, d’ailleurs non dénués de lien avec le dépouillement cistercien. Il est soutenu par les pouvoirs publics français, notamment par le centre Beaubourg qui lui consacre une grande exposition en 1979. En 2014, on lui construit un musée à Rodez, véritable mausolée. Peintre français le plus coté à l’international, Soulages n’atteint cependant que ponctuellement le prix de ses homologues anglo-saxons.
Il est parfois considéré à tort comme un artiste contemporain. En réalité, sa place est parmi les artistes modernes du milieu du xxe siècle. L’abstraction, à cette époque, pense supplanter pour longtemps toutes les autres formes d’art. Aujourd’hui, elle ne représente plus qu’une tendance marginale et, en grande partie, datée. Cependant, certaines gloires anciennes comme Soulages, Hartung et quelques autres continuent de briller.
Un grand mystique ?
Les exégètes de Soulages et l’artiste lui-même ont souvent recours à un langage religieux. Sa peinture serait métaphysique, elle forcerait à l’intériorité, à la contemplation, il y aurait des épiphanies à ne pas rater, etc. Le fait est que les créations de Soulages ne veulent ni exprimer ni représenter quoi que ce soit ayant à voir avec la vie des hommes et notre bas monde. Nous sommes cependant priés de croire que derrière la façade de ces austères monochromes, il y a place pour de la spiritualité. On est même parfois invité à l’apporter soi-même : « Ma peinture, dit-il, est un espace de questionnement et de méditation où les sens qu’on lui prête peuvent venir se faire et se défaire. » Cependant, la négation du monde extérieur et de ses apparences suffit-elle à constituer une intériorité ? Pas si sûr ! De quoi est faite notre intériorité si ce n’est de souvenirs, de sentiments et d’émotions qui, tous, s’enracinent dans nos vies ? Le Château intérieur de la très mystique Thérèse d’Avila, pour ne prendre que cet exemple, est tout sauf un désert « mono-pigmentaire ».
Une façon plus pratique d’aborder cette question est d’envisager la vie de Soulages lui-même dans son atelier. Visualiser aide parfois à penser. Imaginons : Soulages arrive à son atelier un lundi matin. Il se met au travail. Que va-t-il faire ? Il prend un gros tube de noir d’ivoire pour réaliser une peinture toute noire, ou plutôt toute outrenoire, mysticisme oblige ! Le terme « outrenoir », je le dis au passage, me fait penser à un excellent sketch de Coluche sur les lessives lavant « plus blanc que blanc ». L’outrenoir est un noir « plus noir que noir »…
Mardi ? Noir d’ivoire également… Mercredi, même chose. Jeudi, idem, et ainsi de suite semaine après semaine, année après année, décennie après décennie. Ne s’ennuie-t-il donc jamais, à la longue, cet immense artiste ? Ne ressent-il jamais quelques longueurs dans sa longue existence ? Pourquoi son art s’éloigne-t-il à ce point du monde ? Pourquoi, en fin de compte, s’enferme-t-il dans cette sorte de tour d’ivoire ?
Les risques de l’ingérence des lettrés dans le domaine de l’art
De nombreux intellectuels, critiques et historiens de l’art ont consacré des textes importants à Soulages. C’est le cas, par exemple, récemment, d’Alain Badiou[tooltips content= »Aliocha Wald Lasowski, Dialogue avec Alain Badiou sur l’Art et sur Pierre Soulages, éd. Cercle d’art, 2019″][1][/tooltips]. Au-delà de l’intérêt réel des idées formulées ici et là, il est difficile d’échapper à une certaine perplexité. On a parfois l’impression (et cela dépasse le cas de Soulages) que moins une œuvre artistique est consistante, plus elle inspire de commentaires. C’est ce que souligne Jean Clair : « Plus l’œuvre se fera mince, plus savante son exégèse. »
Une belle illustration de cet axiome est fournie par une peinture de Pollock figurant dans un beau livre qu’on m’a offert. La reproduction (dépliant sur trois pages) montre des myriades de points et taches résultant de giclures (dripping) caractéristiques de l’artiste. Le titre original (Reflexion of the Big Dipper) est traduit à tort en français par « La Réflexion du Grand Plongeur ». Comme il n’y a apparemment aucun rapport entre le titre et l’œuvre, l’auteur du beau livre, éminent conservateur et grand théoricien de l’art moderne, sent qu’il a le champ libre. Il explique ce que le « Grand Plongeur » a dans la tête, le caractère « révolutionnaire » de l’abstraction, et encore beaucoup d’autres choses. En réalité, une bonne traduction devrait indiquer « Reflet de la Grande Ourse ». La relation évidente (presque figurative) avec un ciel étoilé couperait l’herbe sous le pied de ce prosateur.
Dans son Manet, Pierre Bourdieu décrit et analyse la propension à la surinterprétation qu’il a observée en matière artistique. Plus un critique extrait d’une œuvre des choses insoupçonnées, plus il passe pour éminent. On comprend dans ces conditions le tropisme vers des œuvres peu explicites par elles-mêmes.
À cela s’ajoute une tendance beaucoup plus ancienne et sans doute plus lourde. À de nombreuses époques, des lettrés se méfient des images. Ils n’aiment pas cette forme de connaissance émotive, confuse et puissante qui leur échappe. Ils y voient quelque chose de vulgaire et d’incontrôlable, proche de l’idolâtrie, et veulent affirmer la supériorité du discours, de la raison et parfois, tout simplement, de leur métier. Déjà, le deuxième commandement interdit la représentation et réserve au verbe la relation avec Dieu. Platon vit à l’âge d’or de la sculpture grecque, mais lui attribue peu de valeur. Cependant, c’est la querelle des iconoclastes qui constitue l’épisode le plus significatif et aussi le plus violent. Aux viiie et ixe siècles, dans l’Empire byzantin, des intellectuels, des théologiens, de hauts fonctionnaires, parfois l’empereur lui-même, méprisent ardemment les images. Ils veulent réduire au maximum la liberté des créateurs et priver le bon peuple de ces bas plaisirs rétiniens. C’est la crise de l’iconoclasme.
Au plan artistique, le xxe siècle présente beaucoup de points communs avec cette période : une sorte de prétention à l’absolu, le rejet de tout ce qui dans l’art pourrait rappeler la vie terrestre, la distanciation vis-à-vis des goûts et aspirations populaires poussent à l’éloignement des images et à la valorisation de pratiques artistiques intellectualisées.
Coup d’œil au salon carré du Louvre
Le salon carré du Louvre est durant quelques mois vidé de ses vierges du Quattrocento pour accueillir un ensemble de toiles de Soulages. En arrivant sur place, un simple coup d’œil résume la situation. En hauteur, on peut observer un riche plafond du xixe. Il abonde de nus, d’anges, de bas-reliefs, de guirlandes et de dorures. C’est rétinien, c’est terrestre, c’est beau. C’est ce qui reste du fameux Salon, exposition officielle où les artistes présentaient jadis leurs œuvres. En bas, tout est ripoliné dans une teinte claire et neutre, bien de notre temps. Un arrivage de lourds rectangles noirs est présenté pour « résumer la vie de l’artiste ». Leur inhumanité monumentale est impressionnante. En ce qui me concerne, ils m’évoquent des extraterrestres, quelque chose comme les cônes noirs et striés des Yithiens, créatures imaginées par H. P. Lovecraft.
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