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Art: et si le classicisme n’était pas aussi dégueulasse qu’on le dit?


Art: et si le classicisme n’était pas aussi dégueulasse qu’on le dit?
Diane et Endymion, Nicolas Poussin, 1630. DR.

Le classicisme, ou l’extase de l’arc tendu


S’il est un crime à ne jamais laisser impuni, c’est bien celui de salir des lieux d’exception par des lieux communs. Combien de fois, dans les ailes de musée consacrées au classicisme, n’ai-je entendu d’inepties s’échapper de bouches mondaines. Amoureux du Beau, je vous en conjure : devant les helléniades de Poussin, les Madone de Raphaël, tendez l’oreille, et faites-en l’expérience. Vous entendrez toujours de ces risibles doléances : « Un beau trait, de belles formes, certes, mais enfin, tout cela manque un peu d’air. C’est trop sec, trop rigide ! » Autrement dit, l’ordre et la tradition dans l’art, passés leur heure de gloire, ne se laissent plus briller, ne se laissent  plus voir.

Blasés

« On nous dit, ironisait Gustave Thibon, que nous vivons dans une époque passionnante. Alors d’où vient le fait que nous soyons si peu passionnés ? » Étrange conception du progrès, celle voulant que, pour nombre de contemporains, les œuvres qui faisaient frémir hier fassent bailler aujourd’hui. Or, si l’on attend d’un adolescent qu’il rejette les vieilles mœurs, on s’attend aussi au regain de clairvoyance, tôt ou tard. Et pourtant, bien trop d’intellectuels blasés semblent bloqués au stade de rébellion, en confondant passé et passéisme.

Tout a commencé par une farce, du moins, en apparence, lorsque Marcel Duchamp exposa son fameux urinoir ready-made, en 1917. C’est que, voyez-vous, il jugeait l’art antérieur trop « rétinien » – c’est-à-dire axé uniquement sur la beauté visuelle – et trop peu « intellectuel ». Il prônait l’abandon de critères de beauté traditionnels, et un art ne servant qu’à véhiculer un message, un concept, une idée. Ainsi, Duchamp porta le premier coup de couteau à une continuité esthétique remontant à l’Antiquité que les dadaïstes, cubistes, plasticiens et autres portèrent à leur tour. Ajoutez d’autres facteurs, y compris, aujourd’hui, l’assimilation de la croyance en une Beauté objective à des courants politiques infréquentables, et vous obtenez un establishment artistique et, par extension, une certaine élite, devenus insensibles à l’art classique.

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À peine ces lignes s’écrivent-elles que s’élèveront des objections faciles. Par exemple, le fait que dans l’histoire de l’art, la révolte contre la tradition a toujours existé. Un artiste, en effet, cherche à innover. Il suffit de regarder les préraphaélites : à leurs yeux, l’art de leur époque était enfermé dans de strictes règles comme dans une camisole de force. Ils décidèrent de balayer nombre de conventions, donnant lieu à des contes de fées et des légendes de chevalerie qui s’inscrivirent par la suite dans le canon occidental. Alors quelle différence, concluront certains, entre cette révolte-là et celles qui suivirent, si toutes furent d’abord honnies, puis adulées ?

Il est souhaitable que la créativité artistique se renouvelle, mais…

La différence est très claire : les préraphaélites, tout en cherchant de nouveaux horizons, ne perdirent pas de vue leur héritage artistique, ni l’amour du Beau éternel. L’on ne saurait en dire autant de l’art moderne. Et s’il est normal, même souhaitable, que la créativité artistique se renouvelle, il est en revanche inacceptable d’y sacrifier le salut de l’âme par la plus profonde beauté.

Ce qui nous ramène à nos chères œuvres classicistes. Comment faire pour redonner goût à l’ordre dans une époque vouée au relâchement ? Au subtil, au concret et à l’éternel, dans un milieu habitué au grossier, à l’abstrait et à l’éphémère ? Pensez au Diane et Endymion de Poussin, au Tu Marcellus eris d’Ingres, ou encore aux Sabines de David : tandis que certains n’y voient que des formes restreintes ne laissant place à nulle liberté, nous voyons plutôt la concentration de toute tension dramatique en un point culminant, déclenchant une réaction spirituelle des plus intenses. Voyez-vous, le classicisme est une alchimie : puiser dans le domaine du mythe et le tourbillon des idées, les canaliser dans une valve à pression pour les figer dans des lignes épurées et des formes gracieuses. Les exigences les plus strictes ne sont pas synonymes de stérilité, au contraire. Si les muscles se façonnent par la contrainte, et l’intelligence par l’examen, pourquoi l’esprit ne s’aiguiserait-il pas aussi sur la meule des anciens chefs-d’œuvre ?

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Loin d’être une tare, cette rectitude propre au classicisme est sa plus grande force. En brisant les codes esthétiques et en bannissant toute limite, nos contemporains ont renoncé aux vertus de la tempérance. C’est le chaos enfermé dans un ordre parfait, cette retenue dans la splendeur, qui crée, dans une œuvre d’art, la tension la plus stimulante.

Pour visualiser la chose, imaginez la flèche d’un archer, braqué sur vous. Son arc, tendu, presque au point de rupture. Maintenant, songez à cette question : entre cet instant-là – où vous sentez la sueur perler sur votre front, votre cœur battre la chamade et votre corps se paralyser, où les doigts de l’archer tremblent sur son arc, où la flèche ne demande plus qu’à percer votre chair – et l’instant d’après, où l’acte est accompli, où vous n’êtes plus ; entre ces deux instants, entre pressentiment et accomplissement du carnage, lequel suscite la plus grande intensité sensorielle ? La plus vive expérience spirituelle ?

Marc-Aurèle a écrit que la peur de la douleur est pire que la douleur elle-même. De la même manière, le carnage artistique, l’éventrement de la beauté, où tout fut révélé, où plus rien n’était insinué, fait pâle figure par rapport à l’idée du carnage, qu’incarne le classicisme : l’expérience esthétique dans la retenue féconde. L’extase de l’arc tendu.

Tu Marcellus eris, Jean-Auguste-Dominique Ingres, 1812. DR.



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Originaire de Montréal, Jacques Chambray détient une licence en science politique de l’Université de Montréal. À paraître : "Le Regard fuyant", premier roman.

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