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L’art déco, une épopée transatlantique

L'Art-déco, une aventure franco-américaine, à la Cité de l’architecture à Paris


L’art déco, une épopée transatlantique
Les grands magasins Stewart & Company sur la 5e Avenue, New York, 1929. © Editions Norma

L’exposition «Art déco, France/Amérique du Nord», à la Cité de l’architecture (jusqu’au 6 mars), explore les origines franco-américaines de ce courant artistique qui a profondément influencé l’architecture et le design. Une plongée dans l’effervescence intellectuelle et créatrice du XXe siècle.


On reconnaît l’Art déco à ses formes élancées et géométriques, ses immeubles ornés de pilastres et de bas-reliefs épurés, ses statues allégoriques néo-hellénistiques… Ce vaste courant architectural et artistique s’est imposé entre les deux guerres mondiales et a eu pour vitrines les expositions universelles de Paris en 1925, de Chicago en 1933, de Paris encore en 1937 et de New York en 1939. Quelques bijoux monumentaux peuplent notre imaginaire : le Rockefeller Center et l’Empire State Building à New York, le palais de Chaillot et le théâtre des Champs-Élysées à Paris, les hôtels de Miami Beach… jusqu’à l’Art déco « totalitaire », de la funeste Chancellerie du IIIe Reich à Berlin, imaginée par Hitler et Albert Speer, à l’immense gare ferroviaire de Milan voulue par Mussolini. L’exposition de la Cité de l’architecture n’occulte pas ces derniers exemples, mais recadre l’origine de ce mouvement qui est, avant tout, une aventure franco-américaine.

En 2013, le musée avait déjà consacré une exposition à ce thème : « 1925, quand l’Art déco séduit le monde ». Y étaient montrées ses différentes filiations : l’apport de la France, plutôt décoratif, et l’apport des États-Unis, plutôt architectural. Dix ans plus tard, la Cité de l’architecture et son co-commissaire Emmanuel Bréon (à qui l’on doit déjà l’expo de 2013) vont plus loin en explorant, de façon quasi clinique, l’évolution de ce courant hybride, né d’une conjonction d’affinités binationales historiques, philosophiques et artistiques ; il inclut aussi l’Art déco au Canada et au Mexique, d’où la mention « Amérique du Nord » dans le titre.

Un parcours en neuf étapes

L’étincelle de l’Art déco est à trouver dans la fraternité des tranchées de la Première Guerre mondiale, puis dans le chassé-croisé des idées et des personnes durant les Années folles : l’exposition fait renaître cette émulation et cette déambulation de part et d’autre de l’Atlantique à travers de nombreux documents, coupures de presse, correspondances, photos d’archives… et aussi bijoux, meubles, peintures murales, couvertures de magazines, intérieurs d’appartements, décors de cinéma. Beaucoup d’entre eux sont présentés pour la première fois au public et l’ensemble témoigne d’un « esprit du temps » qui se décline via le jazz, le cinéma, les paquebots – véritables palaces flottants – qui ont imprimé la marque du « style paquebot » à de nombreux hôtels, les trains spéciaux, les grands magasins…

Le parcours se compose de neuf étapes autant chronologiques que thématiques. Il commence par les premières relations franco-américaines issues de la guerre d’indépendance (1776-1783) : la proximité Washington-Lafayette, celle de Benjamin Franklin-Louis XVI, sans oublier, un siècle plus tard, l’épopée de la statue de la Liberté de Bartholdi. Puis vient l’influence de l’école des Beaux-Arts de Paris sur les architectes américains.

Carte postale du Greystone Hotel à Miami Beach (Floride), année 1960. © Editions Norma

Le prélude à la naissance de l’Art déco trouve son origine dans l’arrivée en France d’un million de militaires américains durant la Première Guerre mondiale. Après une année d’âpres combats, ces soldats venus d’horizons divers stationnent dans l’Hexagone. Parmi eux, des artistes qui ont été sollicités durant le conflit pour peindre des camouflages ou des affiches de propagande. Après l’armistice, ces dessinateurs, architectes, décorateurs ou simples curieux peuvent étudier dans des écoles créées sur notre sol par le général Pershing. Ainsi, l’école américaine de Musique et des Beaux-Arts de Fontainebleau (fondée en 1921 et toujours en activité) et l’Art Training Center de Meudon dispensent un enseignement artistique et architectural français aux Américains. L’exposition présente des photos de cette période, on y découvre notamment la camaraderie entre l’Américain Raymond Hood, le très francisé concepteur du Rockefeller Center, et Jacques Carlu, l’architecte emblématique du palais de Chaillot en 1937.

Jacques Carlu, l’un des pionniers français de cette aventure franco-américaine, a pour lui d’être parfaitement anglophone et d’avoir bénéficié d’une expérience aux États-Unis avant-guerre, où il a appris le gigantisme des immeubles de Chicago et de New York, particulièrement le Woolworth Building – gratte-ciel le plus haut au monde de 1913 à 1930. On retrouve l’influence française dans ces gratte-ciel d’avant l’Art déco : un style « Beaux-Arts » ou « néo-classique ». Mais l’émancipation se fait sentir dès les années 1920 et reçoit le soutien enflammé d’un autre pionnier tricolore, le dessinateur et décorateur Paul Iribe. Dans une interview au New York Times, il déclare : « J’ai une plus grande leçon à recevoir des gratte-ciel, de Broadway illuminé la nuit, du tumulte de New York, que de la place Vendôme à Paris. » Iribe donne ensuite ce bon conseil : « Je pense que votre pire ennemi ici, pour être franc, est le mauvais goût. Vous avez tout créé sauf le goût. Vous vous servez de vos idées modernes avec les goûts de notre Vieux Monde, et ils ne conviennent pas. Une nation aussi neuve et magnifique doit créer son propre goût. » Et elle le créera – avec une forte influence française !

«CET IDÉAL DE VITESSE ET DE PROUESSES SE RETROUVE DANS L’ESPRIT DE L’ART DÉCO ET NOUS RAPPELLE AUSSI QUE LA FRANCE ET LES ÉTATS-UNIS ONT CONNU UNE ÉPOQUE DE PARITÉ TECHNOLOGIQUE»

Les Américains mettent ainsi fin aux styles néo-gothique et néo-roman, qui marquent la silhouette de leurs premiers gratte-ciel et s’inspirent du style décoratif français moderne. C’est le cas du bâtisseur du Chrysler Building à New York (1930), William Van Alen, qui, comme plus d’une centaine de ses compatriotes architectes, est diplômé de l’école des Beaux-Arts de Paris. Cette fusion et ce dynamisme mènent directement vers l’Art déco, avant que celui-ci vire vers le « style international » qui proscrit toute décoration (on se demande bien pourquoi !).

Aucun gratte-ciel français Art déco !

Mais les Américains méprisent leur propre histoire. Un bijou architectural que j’ai pu admirer à Manhattan avant sa démolition, le Bonwit Teller Building, ex-Stewart Building, est évoqué dans cette expo. En 1928, la compagnie Stewart commande son magasin new-yorkais à l’architecte Whitney Warren, également diplômé des Beaux-Arts. Le résultat est un majestueux building orné de deux bas-reliefs monumentaux, deux danseuses dues à René Paul Chambellan, lui-même Franco-Américain originaire du New Jersey qui a étudié aux Beaux-Arts avant la Grande Guerre. Plusieurs architectes aménagent les étages dans une ambiance d’exotisme moderniste : Franklin Whitman, ancien élève de l’Art Training Center de Meudon ; Eugène Schoen, influencé par l’exposition de 1925 à Paris ; et Jacques Carlu qui crée, pour le cinquième étage, des alcôves luxueuses. En 1981, un certain Donald Trump achète cet immeuble classé, réussit après une bataille judiciaire à le faire déclasser et, dans les vingt-quatre heures qui suivent le dernier jugement du tribunal administratif, fait littéralement pulvériser le bâtiment. Rien n’est épargné, pas même une grille ou un bas-relief. Et depuis, c’est à cet emplacement que trône la Trump Tower.

Étrangement, les Français n’ont construit aucun gratte-ciel, ni néo-classique ni Art déco. Des documents témoignent que des projets ont toutefois existé, des vues imaginaires, des illustrations… Finalement, les Américains ont réalisé ce que les architectes français rêvaient de faire. Seul Jacques Carlu a réussi à élever son palais de Chaillot, dans un style perçu alors comme américain !

L’exposition traite aussi du lien entre l’architecture et l’ère nouvelle de la technologie : l’automobile, l’aviation, la traversée de l’Atlantique par Charles Lindbergh… et celle, oubliée, de deux aviateurs français – Dieudonné Costes et Maurice Bellonte – qui ont eu droit à leur ticker-tape parade à Manhattan en 1930. Cet idéal de vitesse et de prouesses se retrouve dans l’esprit de l’Art déco et nous rappelle aussi que la France et les États-Unis ont connu une époque de parité technologique.

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Sur le plan des mœurs, les deux pays découvrent les bouleversements post-Première Guerre mondiale : les (françaises) garçonnes et les (américaines) flappers mais à Paris, point de prohibition ! Les Noirs américains font leur entrée dans la capitale où, libérés du carcan de la ségrégation raciale, ils apportent le jazz. Joséphine Baker chante abondamment les louanges de cette France ouverte et accueillante.

Aux États-Unis surtout, l’Art déco évolue rapidement : après avoir été l’apanage de l’élite, il intègre le quotidien de la classe moyenne. Ainsi, dès les années 1930, naît le « deuxième Art déco » : c’est la gloire du Style Streamline (mot intraduisible, signifiant approximativement « hydrodynamique ») qui donne aux théières des formes de trains rapides ! À l’instar des riches socialites (« mondains ») francisés de naguère, les plus modestes ont droit à des hôtels et à des bâtiments publics d’un genre Art déco/Streamline, tels ceux qui marquent tant l’image de Miami Beach.

« Art déco France / Amérique du Nord » réconcilie les Français avec leur propre histoire architecturale et prouve qu’on a encore beaucoup à apprendre d’un courant où la France a pourtant joué un rôle majeur. C’est aussi une promenade dans un laboratoire inédit, celui d’une création ultra-rapide qui a donné naissance à un style mondial.

À voir

Jusqu’au 6 mars, « Art déco France / Amérique du Nord », Cité de l’architecture, Paris.

« Art déco France / Amérique du Nord », Cité de l’architecture, Paris.

Février 2023 – Causeur #109

Article extrait du Magazine Causeur




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Harold Hyman est franco-américain, élevé à New York, ancien du « Lycée » français de New York, diplômé de Columbia University et l’Université de Montréal. Il s’installe définitivement à Paris en 1988. Journaliste à Reader’s Digest, puis RFI, Radio Classique, BFMTV, actuellement CNEWS. Il a couvert l’Extrême-Orient, les États-Unis et le Moyen-Orient. Auteur de Géopolitiquement correct & incorrect (éditions Tallandier, 2014) puis de États-Unis: Tribus américaines (éditions Nevicata).

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