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Arméniens de Syrie : la tentation d’Erévan


Arméniens de Syrie : la tentation d’Erévan

Les Arméniens de Syrie tentés par l'exil en Arménie

Sans précédent dans l’histoire de la communauté arménienne de Syrie, la gravité des événements en cours vient rappeler combien demeure fragile la pérennité de cette présence pluricentenaire dans l’œil du cyclone d’un Orient compliqué. Au pouvoir depuis 1963, le parti Baas, d’inspiration laïque, a assuré jusqu’ici une paix civile au prix du sang. Musulmans mais essentiellement non sunnites, les dirigeants au pouvoir à Damas ont construit un socle solide autour d’une alliance tacite marquant la cooptation des principales minorités du pays (alaouite, chrétienne, druze, ismaélienne…). De sorte qu’entre 1970 et 2000, le général Hafez el Assad a pu gouverner le pays d’une main de fer, conservant une attitude bienveillante vis-à-vis des Arméniens. Parmi ces derniers, certains eurent l’heur d’approcher les cercles opaques du pouvoir en qualité de « conseiller du Prince »[1. Ce fut le cas notamment du député Krikor Eblighatian, représentant de la communauté arménienne pendant des décennies et conseiller de feu le Président Hafez el Assad pour les affaires soviétiques.]. Cette relation de proximité à l’égard d’une minorité loyale et au poids démographique insignifiant (comparé aux Kurdes) fut poursuivie sous la présidence de son fils Bachar. Attentistes et confinés dans leur posture de « minorité protégée », les Arméniens ont ainsi vécu dans une totale sécurité au prix de leur renoncement à toute participation à la vie politique syrienne.

Dans ce pays marqué par l’omniprésence des services de sécurité, rares ont été les voix à s’être dressées publiquement contre le régime. Placé en marge du vent des révoltes populaires qui au printemps 2011 essaimèrent en Syrie, le petit monde arménien d’Alep a pris au cours des dernières décennies les allures d’un ghetto en fin de course se rétrécissant comme peau de chagrin, du fait d’une émigration économique continue. Autorégulé et replié sur des structures traditionnelles, souvent vieillissantes, il est à l’image d’un système politique encore en vogue en Syrie, en filiation directe avec le modèle ottoman des millet[2. Le terme ottoman millet désigne une communauté religieuse légalement protégée. Il concerne aussi les minorités. Ce système fut mis en œuvre par le pouvoir ottoman dans le but de contrôler des populations qui y vivaient, au moyen d’une religion organisée dont il nommait les dignitaires.]. Affichant un profil bas, pour ne pas dire timoré, la communauté n’avait connu dans son histoire une situation aussi critique. Dans le passé, en 1959, il y eut une vague d’émigration vers le Liban consécutive à la participation d’éléments de la branche syrienne de la FRA dans un « complot » ourdi par la CIA contre le régime prosoviétique de l’époque, puis, une autre secousse en 1967 lorsque la tentative de nationalisation des écoles arméniennes fut évitée de justesse.

Vivre avec l’angoisse

Combien d’Arméniens sont restés en Syrie au 15e mois de la plus grave crise politique que connaît ce pays depuis son indépendance en 1946 ? Les plus optimistes avancent le chiffre de 80 000 âmes, les plus réalistes tablent sur la moitié. Une population majoritairement urbaine, composée d’artisans, de commerçants et de cadres, qui se répartit entre les villes d’Alep, Damas, Qamichli et Kessab.
Conséquence de l’insurrection armée et de l’isolement du régime, la crise économique paralyse le pays. Les denrées principales se sont raréfiées, les produits de première nécessité (pain, gaz…) envolés tandis que les enlèvements crapuleux pullulent. Ceux-ci n’ont pas épargné les Arméniens, perçus comme relativement aisés. Depuis des mois, les ménagères stockent dans leurs appartements aliments en conserve et eau à profusion, en prévision du pire. La journée, les rues des quartiers chrétiens d’Alep sont désertées, avec quelques boutiques au rideau de fer à moitié baissé où l’on discute des derniers combats tandis que les enfants s’énervent de ne pouvoir sortir.

Conséquence de l’insécurité ambiante, il n’y a pas eu cet été de colonies de vacances à Kessab et les rues autrefois animées étaient quasi-désertes dans les quartiers chrétiens d’Alep et de Damas. Faute de routes terrestres sûres, les Arméniens évitent de s’éloigner de leur domicile et des quelques lieux de rencontre (clubs, associations compatriotiques, églises…). La plupart ne prêtent qu’une oreille distraite aux chaînes locales mais également internationales, dont la couverture des événements est perçue comme déformée et impartiale. Privilégiant le réseau social Facebook dont le groupe des Arméniens d’Alep fondé en février 2012 a été grossi de 2 500 membres en l’espace de trois mois, un grand nombre de profils arméniens n’ont pas hésité à arborer sur certains groupes de discussion leur soutien au président syrien.

Malgré le discours rassurant des opposants anti-Assad, les minorités de Syrie craignent le pire, en l’occurrence la répétition d’un scénario à l’irakienne, synonyme de chaos et d’intégrisme religieux. Signes inquiétants : les menaces proférées contre les chrétiens, le saccage en juin dernier de l’église et de l’école arméniennes de Homs – ville de laquelle près de 138 000 chrétiens ont fui à la suite de menaces proférées par des militants salafistes syriens et étrangers – ont justifié les craintes des chrétiens[3. D’après un commentaire d’Elizabeth Kendal, paru dans le n° 167 du Religious Liberty Prayer Bulletin.].
Côté arménien, depuis mars 2011, les pertes humaines (civiles et militaires) se comptent par dizaines. En témoignent la disparition des soldats Viken Hayrabédian et Levon Kouyoumdjian – le premier mort lors de l’explosion d’une bombe dans les alentours d’Alep, le second dans un échange de tirs avec des rebelles près de la frontière turque – ainsi que celle d’Araxie Bédrossian, cette dernière ayant été tuée en mars dernier dans l’explosion d’une voiture piégée dans le quartier chrétien de Suleimanié.

Interrogé sur les moyens de défense de la communauté, Tigrane Kapoyan, un jeune écrivain d’Alep, n’y va pas par quatre chemins : « Les armes ont été distribuées par l’armée il y a un an et demi, mais il n’y en a pas pour tout le monde. » De son côté, Krikor, un conscrit déserteur de l’armée syrienne qui a fui en Arménie, tient des propos guère rassurants. « Les quelques armes distribuées sont destinées à l’autodéfense des structures communautaires. Ceux qui ont les moyens se sont procurés des armes légères pour défendre leurs biens. Les hommes d’affaires, eux, ont bien du mal à liquider leur commerce. » Plus inquiétant, certains chômeurs arméniens auraient été enrôlés dans les rangs des milices du régime (Chabiha) pour participer à la répression contre des opposants.
Installé à Erévan, Tigrane, lui, a intégré le ministère de la Diaspora comme conseiller dans le cadre d’un bureau en charge des affaires syriennes. Les moyens sont limités, l’inquiétude chaque jour plus pesante. Selon lui, au plus fort des combats, trois vols hebdomadaires ont été maintenus entre Alep et Erévan – deux assurés par la compagnie Armavia et le troisième par la Syrian Air.

L’Arménie, un tremplin provisoire ?

Peu ou prou concernés par les revendications politiques et religieuses émanant du « petit peuple sunnite », dont les combattants sont financés en grande partie par des fonds étrangers (Turquie, Arabie saoudite, Qatar), les Arméniens regardent vers Beyrouth et Erévan… sans grand enthousiasme. Depuis le déclenchement de la révolte en mars 2011, près de 3 250 citoyens syriens ont demandé la citoyenneté arménienne. Nourrissant de légitimes inquiétudes quant à l’issue incertaine du conflit, les plus fortunés ont pu se procurer au prix fort des places sur les vols en partance pour Erévan. Un billet en classe économique se vendait entre 237 000 et 250 000 drams (568 et 600 dollars) au lieu de 119 000 drams (285 $).
Dans le cas de l’émigration syrienne, ne s’installent en Arménie que ceux qui ont les moyens de dénouer les cordons de leur bourse. Début août, au plus fort des combats à Alep, les vols pour Erévan affichaient complet jusqu’au mois d’octobre. Sans entrer dans les détails, le ministère de la Diaspora s’était pourtant engagé à faciliter l’intégration de ces « touristes », réfugiés temporaires qui ne disent pas encore leur nom (processus de naturalisations accélérées, facilitation de logement à l’extérieur de la capitale, camp de vacances pour les enfants, scolarisation pour ceux qui désirent s’installer définitivement…).
Fin juillet, Firdus Zakarian, le responsable du ministère arménien de la Diaspora en charge de la commission pour les questions relatives aux Arméniens de Syrie, indiquait que la situation en Syrie « n’est pas telle que le gouvernement arménien envoie un avion spécial pour le transport des Arméniens de Syrie en Arménie », prétextant avoir pris contact avec la compagnie Armavia pour lui demander de revoir le prix de ses billets et d’accroître la fréquence des vols Erévan-Alep-Erévan. De bien timides mesures qui, aux yeux du Congrès national arménien (opposition) de Lévon Ter Pétrossian, peineront à s’appliquer. Cette formation politique ira jusqu’à exiger du gouvernement de mettre en œuvre des plans d’urgence pour l’évacuation des Arméniens de Syrie. Autre son de cloche du côté de la FRA Dachnaktsoutioun qui, par la voix de Giro Manoyan, a invité ses compatriotes de Syrie à ne pas quitter leur patrie d’adoption, qualifiant cette communauté de « stratégique ».

Pour accompagner déclarations de solidarité du Catholicos Aram Ier de Cilicie et la campagne de levée de fonds de la Croix Bleue pour venir en aide aux écoles arméniennes de Syrie, l’UGAB aurait débloqué une enveloppe d’un million de dollars afin de soutenir l’intégration des réfugiés arméniens de Syrie en Arménie. Si l’Etat arménien n’est pas en mesure de réaliser des miracles, il fera tout au plus office de tremplin. La Syrie étant de plus en plus isolée sur la scène internationale, bien rares sont ceux qui ont pu se procurer un visa, précieux sésame délivré par une chancellerie occidentale encore ouverte…
Attentistes, la plupart des responsables communautaires auront tout au long du conflit affichent une neutralité bienveillante vis-à-vis du régime de Bachar el Assad. Otages d’une guerre à la fois civile et internationale, dont les tenants et les aboutissants leur échappent entièrement, les Arméniens de Syrie ne sont pas moins réalistes pour autant. A Erévan, une éventuelle émigration vers l’Arménie serait vécue comme une aubaine pour les quelques partisans d’un rapatriement synonyme de rente stratégique, à l’heure où l’hémorragie démographique saigne le pays à blanc. Mais qu’on ne s’y trompe pas : en l’absence d’infrastructures d’accueil et d’une politique efficace d’intégration en amont comme en aval, l’Arménie assistée par des fonds de la diaspora est encore loin de constituer un refuge viable pour des Arméniens de Syrie méconnaissant les rouages d’une réalité socioéconomique étrangère.

La tragédie qui se joue dans cette partie du monde montre au grand jour des faiblesses structurelles. Faute d’avoir anticipé les pires scénarios, le monde arménien a assisté impassible à la lente déliquescence d’un des plus importants sanctuaires culturels et humains de la diaspora. Etant donné qu’il nous est impossible de revenir en arrière, une autre question demeure digne d’intérêt : comment relever le défi de l’intégration des Arméniens de Syrie dans un Etat fragile et corrompu ?

Une première version de cet article a été publiée dans le dernier numéro de France-Arménie (septembre 2012).



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Tigrane Yégavian est journaliste spécialisé en géopolitique. Il collabore notamment pour le compte des revues Moyen-Orient, Carto, France Arménie, Politique Internationale, Diplomatie et le Monde Diplomatique. Il a également publié "Arménie à l’ombre de la montagne sacrée" (Névicata, 2015), "Diasporalogue" (coécrit avec Serge Avédikian, éd. Thadée 2017), et "Mission" (coécrit avec Bernard Kinvi, éd. du Cerf, 2019).

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