D’origine arménienne, mon grand-père tenait une petite boutique au Caire, une chemiserie relativement prospère. En 1947, des propagandistes mandatés par le gouvernement de Staline proposaient aux Arméniens de la diaspora de rejoindre leur mère-patrie et de contribuer à l’édification d’une société plus juste. Les bonnes volontés étaient requises. Le gouvernement soviétique assurait à chacun une parcelle de terrain, à charge pour l’arrivant d’y bâtir une maison. La perspective d’un retour en Arménie enthousiasma ma famille. Mais il y avait beaucoup d’appelés et peu d’élus. Les émissaires soviétiques disaient qu’ils « tireraient au sort » : en réalité, les candidatures des jeunes couples furent acceptées en priorité. Ma tante, son mari mécanicien (ancien légionnaire de l’armée française) et leur fils âgé de 2 ans partirent ainsi avec la première vague d’émigrés. Une deuxième vague devait quitter l’Égypte pour rejoindre l’Arménie, mais le départ fut retardé par une épidémie de choléra survenue au Caire. L’Union soviétique avait momentanément fermé ses frontières.
Mon grand-père se préparait néanmoins au voyage ; il envisageait une possibilité qui existait déjà à l’époque : l’achat d’une maison préfabriquée suédoise, un peu à la manière des meubles Ikea, qu’il monterait une fois arrivé au pays. Un oncle apprenait le russe : il fut décidé qu’ils appartiendraient au troisième convoi de voyageurs.
Ma famille carburait au rêve d’un retour au pays. Le socialisme, en revanche, suscitait l’indifférence, voire la méfiance. Certes, mes ancêtres étaient séduits par la gratuité des soins et de l’éducation, mais ils craignaient la chape de plomb du contrôle policier. Sachant que les communications étaient surveillées, ma tante et son mari convinrent d’un code secret avec mon grand-père. Quelques mois après leur arrivée, ils lui enverraient une photo : s’ils y apparaissaient debout, cela signifierait qu’ils étaient relativement libres et prospères, que le monde nouveau avait tenu ses promesses ; une autre posture indiquerait l’échec.[access capability= »lire_inedits »]
Quelques mois après le départ de sa fille et de son gendre, mon grand-père reçut en effet une lettre d’Arménie. Il l’ouvrit fébrilement. Sa fille, son gendre, un groupe d’amis arboraient tous un sourire radieux ; l’un était assis sur un rocher, la majorité étaient couchés sur l’herbe, personne n’était debout…
Mon grand-père, qui s’apprêtait à partir avec la troisième vague, annula la commande de la maison préfabriquée et renonça à son projet.
Plus tard, en Arménie soviétique, ma tante fut trahie par son mari et le quitta. Après une période de désespoir, elle connut un cinéaste roumain d’origine arménienne qui avait croupi dans les geôles sibériennes. Les années passèrent, plombées. La pauvreté, l’absence d’avenir firent germer, encore une fois, le rêve d’un ailleurs. Ma tante demanda à son frère qui vivait à Paris de lui obtenir un certificat d’hébergement, document indispensable pour être autorisé à s’extraire du bloc de l’Est. Elle ne voulait pas spécialement s’installer en France, mais transiter par Rome pour rejoindre les États-Unis. Les Américains venaient de marcher sur la Lune et accueillaient à bras ouverts tous ceux dont le désir d’immigration confirmait la supériorité de leur système politique. Le vœu de ma tante se réalisa : après avoir passé quarante jours (!) dans un monastère romain, elle et ses proches partirent pour Los Angeles. Âgée de 94 ans, elle y coule encore des jours relativement heureux. L’Arménie réelle qu’elle a connue n’a plus l’aura de l’Arménie imaginaire dont rêve la diaspora. Les rêves, comme le papier d’Arménie, sentent bon mais se consument. Il est vrai que l’Arménie s’est depuis métamorphosée. Aujourd’hui, il est encore trop tôt pour dire si l’on y vit couché ou debout.[/access]
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