À en juger par la profusion de livres qui lui sont consacrés, l’Arménie est presque un mythe, un peu comme l’Eldorado ou l’Atlantide. Une sorte d’abstraction mais d’abstraction vivante, charnelle : un coin de terre, là-bas, quelque part au coeur du Caucase, ces contrées montagneuses qu’Alexandre Dumas a parcourues du 2 octobre 1858 au 13 février 1859, et qu’il a présentées comme le berceau du monde. « C’est en Arménie qu’était situé le paradis terrestre. C’est en Arménie que prenaient leurs sources les quatre fleuves primitifs qui arrosaient la terre. C’est sur la plus haute montagne de l’Arménie que s’est arrêtée l’Arche. C’est en Arménie que s’est repeuplé le monde détruit. C’est en Arménie, enfin, que Noé, le patron des buveurs de tous les pays, a planté la vigne et essayé la puissance du vin. »
Curieusement, les premières pages de l’ouvrage d’Annie et Jean-Pierre Mahé donnent au lecteur cette impression d’explorer une chimère. Dans les chapitres se rapportant aux époques anciennes et, grosso modo, jusqu’au XVIe siècle, ces deux spécialistes des langues et des civilisations orientales racontent tant de choses qu’ignore en général le commun des mortels que le lecteur doit lutter pour ne pas être emporté dans une dimension parallèle par cette profusion d’informations.[access capability= »lire_inedits »]
Une Arménie trois fois millénaire qui n’est jamais tout à fait l’Arménie géographique, territoire en perpétuel démembrement, parfois souveraine et souvent soumise, sans cesse envahie par des puissances étrangères et passant, d’ordinaire pour son plus grand malheur, d’une domination à l’autre.
Des Arméniens christianisés depuis le IVe siècle, à tout moment ballottés d’un endroit à l’autre de l’Asie mineure, qui sont d’extraordinaires bâtisseurs d’églises et de monastères partout où ils s’établissent, dans les Balkans, en Italie, en Russie, en Géorgie, en Égypte, en Syrie, en Perse ou même en Inde, où la diaspora connaît ses prémices dès l’An Mil.
Soucieux avant tout de faits, dates et chiffres, s’appuyant toujours sur des textes irréfutables, Jean-Pierre et Annie Mahé relatent en véritables historiens l’extermination des Arméniens perpétrée sous le gouvernement des Jeunes Turcs durant la Grande Guerre. Rédigé en janvier 1915 par cinq dirigeants du parti positiviste ottoman Ittihad, un Document relatif à l’organisation des massacres d’Arméniens par le Comité Union et Progrès fait froid dans le dos. Il énonce dix commandements terribles, parmi lesquels « la mise à mort de tous les hommes au-dessous de 50 ans, des prêtres et des instituteurs », « la déportation des familles de ceux qui échapperaient au massacre » ou encore « l’extermination des Arméniens de l’armée ». Des atrocités qui font au moins 1 300 000 victimes et, selon les auteurs, « n’échappent pas à l’attention de nombreux étrangers – missionnaires, agents consulaires et diplomatiques -, qui multiplient les lettres et les rapports », puisque, dès « le 24 mai 1915, les nations de l’Entente somment la Sublime Porte d’y mettre un terme ».
Les auteurs donnent du poids à l’hypothèse de complicités allemandes dans l’extermination. Ils rappellent notamment le propos du chef d’état-major allemand auprès des autorités ottomanes : « L’Arménien est comme le Juif, un parasite égaré hors des frontières de sa patrie et suçant la moelle du peuple qui l’accueille. » Ce qui est sûr, c’est que l’empereur Guillaume II, informé de ces atrocités de 1915, non seulement ne fait rien pour les arrêter, mais institue de surcroît très vite « une censure de la presse allemande interdisant de divulguer toute information sur le sujet ». Après l’Armistice, le gouvernement ottoman est pourtant contraint de reconnaître l’extermination de 800 000 Arméniens, sans compter tous les conscrits assassinés sur ordre pendant la guerre.
Ces dernières années, une autre question a soulevé d’intenses discussions : la soviétisation de l’Arménie, de 1920 à 1991, a-t-elle été un échec ou une réussite ? Pour Annie et Jean-Pierre Mahé, il convient de rendre justice à la puissance communiste, en dépit de « tous ces champs de ruines et de ferrailles laissés à l’abandon » : « Le principal bénéfice que l’Arménie ait tiré de la soviétisation est éducatif, scientifique et culturel, écrivent-ils. On se gardera d’oublier tout le reste (notamment la construction des villes et certains équipements toujours en service), mais on ne saurait souligner assez vigoureusement que l’acquis intellectuel est le plus profond et le plus durable. En moins d’un siècle, un État de tradition rurale, tout juste doté d’un séminaire patriarcal, est devenu un foyer de science, d’art et de lettres. Pour la première fois dans l’histoire de l’Arménie, la culture a cessé d’être le domaine réservé des élites pour devenir l’affaire de tous. Le sentiment national s’en est trouvé grandi, affiné, renforcé. C’est un potentiel qui demeure pour l’avenir, quelle que soit l’ampleur de la crise présente. » Trois millénaires de crises, finalement. Et si le fil conducteur de l’étonnant destin de l’Arménie était cette capacité inouïe à toutes les affronter et à, chaque fois, les surmonter ?[/access]
Histoire de l’Arménie des origines à nos jours, Annie et Jean-Pierre Mahé, Perrin, 2012.
*Photo : Le voyage en Arménie.
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