Le 29 janvier, pour l’anniversaire de la loi de 2001 reconnaissant le génocide des Arméniens de 1915, le CCAF (Conseil de coordination des organisations arméniennes de France) organisait un dîner calqué sur celui du CRIF, en présence de Christiane Taubira, de Bernard-Henri Lévy, de l’éternel Charles Aznavour et d’autres figures du gratin parisien. Très bien. Reste une question de fond, que personne ne pose : sans vision ni projet, en dehors de la promotion du sempiternel « devoir de mémoire », le militantisme arménien de la diaspora traverse une crise structurelle. Aux attentats antiturcs des années 1970 et 1980 a succédé l’ère du lobbying pour le vote d’une législation mémorielle pénalisant la négation de l’indicible : la loi Gayssot pour tous ! Mais la mémoire des victimes et la protection de la dignité de leurs descendants ne suffisent plus à assurer la cohésion d’une communauté sclérosée. À mesure que disparaissent les ghettos arméniens du Proche- Orient (Syrie, Liban, Iran), jadis fers de lance du nationalisme en dehors de la patrie, le centre de gravité de la diaspora glisse vers la France, les États-Unis et le Canada.
Et en Occident, la plupart des Arméniens ont progressivement figé leur culture dans le formol, se contentant de vivre leur « arménité » dans l’exotisme gastronomique et dans le fétichisme d’une langue en perte de locuteurs.[access capability= »lire_inedits »] Bref, ils se sont enfermés dans une identité figée dont la mémoire du génocide est devenue le seul marqueur. Pourtant, il n’y a pas si long- temps, la diaspora avait connu un nouveau souffle en renouant avec les Arméniens de l’intérieur. En 1988, année charnière, s’étaient produites deux secousses majeures : un grave séisme dans le nord du pays et le déclenchement du conflit arméno- azéri pour le contrôle de l’enclave du Haut-Karabakh avaient suscité un élan de solidarité inédit. Mais malgré ce bref regain de vigueur, vingt-deux ans après l’indépendance, les malentendus de part et d’autre du mont Ararat n’ont pas été dissipés : l’embryonnaire société civile arménienne attend toujours que la diaspora fasse contrepoids au pouvoir démesuré de l’oligarchie qui règne sur le pays. Las ! La question identitaire se vit sous un tout autre jour à Erevan et à Paris. Enclavée, la jeune République reste harcelée par un voisin azerbaïdjanais à la gâchette facile tandis que la crise socio-économique sévit à l’intérieur de ses frontières. Entre partisans d’une identité « décomplexée » et tenants d’un nationalisme messianique, la guerre idéologique est ouverte. Là où les premiers veulent oublier les mythes, les seconds attendent l’homme providentiel d’où viendra le salut de la première nation chrétienne du monde. Il demeure en effet encore impossible de faire l’impasse sur l’héritage chrétien, colonne vertébrale de l’arménité. Mais si l’Arménie est une « Église-nation », selon le mot de l’historien Jean- Pierre Mahé, la croix n’épuise pas tous les ressorts de son nationalisme. Fragilisé par ses choix diplomatiques pro-russes – l’Arménie a été l’un des rares pays à avoir reconnu l’annexion de la Crimée –, le Parti républicain au pouvoir depuis 2008 compense son impopularité par une surenchère identitaire : dans le rôle du héros national, le général Njdeh (voir encadré) qui, de figure sulfureuse, a été promu au statut d’icône. Le mouvement du président Sarkissian réédite depuis quelques années les écrits prolifiques de cet ultranationaliste, à destination de ses 140 000 adhérents. Avenues et station de métro rebaptisées à son nom, nanar glorifiant son destin exceptionnel : on ne compte plus les hommages rendus au vaillant Njdeh. S’appuyant sur les théories du nouveau héros, les doctrinaires du Parti soutiennent que le peuple arménien est une création divine dont il faut coûte que coûte préserver la pureté biologico-raciale. Le métis- sage, voilà l’ennemi ! Aux antipodes du culte victimaire qu’entretient la diaspora, les autorités arméniennes promeuvent l’image d’un guerrier impitoyable obsédé par la survie de sa « race » et la préservation de son sang. L’image d’Épinal de l’Arménien docile, tantôt commerçant, tantôt artiste, tantôt paysan, ne prospère donc plus qu’à l’extérieur du pays. Entre les deux entités avait long- temps prévalu un partage tacite des tâches : à l’Arménie la mission de construire son État, à la diaspora le travail de mémoire pour la recon- naissance internationale du génocide et la tenue de colloques sans contenu et sans enjeux décisifs avec une caste de « White Turks » stambouliotes aujourd’hui en voie d’extinction. À l’approche du centenaire du génocide, ce schéma paraît caduc. Tenaillée par deux stéréotypes concurrents, la victime et le guerrier, l’arménité est devenue un champ de bataille permanent. L’Arménien oscille entre deux figures alors que pour faire la paix avec lui-même, il lui faudrait enfin se résoudre à devenir normal, simplement normal.
Un héros pas très discret
Figure de proue de la jeune Arménie indépendante, Gareguin Njdeh (1856- 1955) s’engage d’abord comme volontaire dans la résistance bulgare contre les Turcs lors de la guerre des Balkans de 1912. Rentré au pays, de son réduit montagneux du Zangézour, il proclame en 1921 une éphémère « République des montagnes d’Arménie » dont l’Armée rouge aura vite raison. C’est en Bulgarie, où il conservait des amitiés révolutionnaires, que le général Njdeh préparera sa revanche. En 1933, il crée le mouvement de jeunesse des Défenseurs de la race. Il appellera en vain le IIIe Reich à le soutenir contre la Turquie, pariant sur le fait qu’Ankara rejoindrait les Alliés. En vain. En 1944, voyant le vent tourner en faveur de l’URSS, Njdeh offre son concours à Staline. Las ! À peine débarqué de l’avion qui le conduisait à Moscou, il est arrêté, puis séjourne de prison en prison en Arménie et en Sibérie jusqu’à sa mort. Exhumé puis réenterré dans les années 1990 en Arménie après un long exil sibérien, le guerrier aura bénéficié d’un repos de courte durée. En mars 2013, un long- métrage arménien retrace à coups de canons et de violons hollywoodiens les épisodes clés de son destin hors du commun. Œuvre d’un jeune réalisateur de clips musicaux, ce navet aura coûté la bagatelle de 7 millions de dollars. On y trouve tous les ingrédients du kitsch : scènes de batailles surjouées, méchants caricaturaux, héroïne pop aux lèvres pulpeuses et siliconées, sans oublier l’intrigue amoureuse à la guimauve.[/access]
*Photo : wikimedia.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !