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Arménie-Azerbaïdjan – un chemin de paix pavé de guerres

Le Premier ministre arménien Nikol Pashinyan et le président azerbaïdjanais Ilham Aliyev se sont rencontrés à Bruxelles le 22 mai


La seconde guerre du Karabakh et l’invasion de l’Ukraine ont créé des conditions favorables pour une paix au Caucase du Sud


Le 22 mai, le Premier ministre arménien Nikol Pashinyan et le président azerbaïdjanais Ilham Aliyev se sont rencontrés pour la troisième fois en moins de six mois à Bruxelles par l’intermédiaire du président du Conseil européen, Charles Michel. Et si une crise bloquée depuis presque trois décennies connait ces dernières semaines un tel déblocage, ce n’est pas uniquement à mettre sur le crédit des talents indéniables de M. Michel, c’est essentiellement grâce – c’est le mot exact dans ce contexte si particulier – à deux guerres : la seconde guerre azéro-arménienne de 44 jours (septembre-novembre 2020) d’abord, l’invasion russe de l’Ukraine ensuite. La première guerre a permis à l’Azerbaïdjan de reprendre la majorité des territoires dans et autour du Karabakh internationalement reconnus comme lui appartenant. Elle a également clarifié la réalité des rapports de forces militaires, diplomatiques et économiques entre les deux belligérants, largement en faveur de l’Azerbaïdjan. Cela explique le premier sommet entre les chefs de l’exécutif des deux pays fin 2021.

Mais l’accélération récente des pourparlers et les avancées réelles sont dus aussi à la guerre en Ukraine et à l’affaiblissement de la Fédération de Russie. L’investissement russe en Ukraine fait craindre à l’Arménie que Moscou, dont Erevan dépend pour sa survie, ne soit pas en mesure de la défendre contre Bakou et Ankara. Le fait que les Russes ont retiré depuis le début de la guerre quelques centaines de leurs militaires positionnés en Karabakh pour assurer le respect des accords de cessez-le-feu ne fait que renforcer ces craintes. Pour l’Azerbaïdjan, courtisé par la coalition occidentale qui a besoin de son gaz, l’affaiblissement russe renforce encore sa position. A Bakou on sait depuis le temps de la Première République (1918-1920) que quand, et uniquement quand, Moscou est faible, les choses bougent au Caucase du Sud (et à en juger par des prises de position du gouvernement du Kazakhstan, cette règle s’applique en Asie centrale aussi) et on s’emploie à s’affranchir de l’influence russe notamment par une aide humanitaire affichée et assumée à l’Ukraine.

L’Union européenne médiatrice

Bien que le tableau d’ensemble soit complexe, on assiste à un remaniement des forces et des acteurs extérieurs qui jouent dans ce conflit et notamment à l’émergence de l’Europe, favorablement accueillie à la fois à Bakou et à Erevan comme médiatrice. A leurs yeux, Bruxelles semble avoir deux avantages importants : un petit bâton (surtout que ni Bakou ni Erevan ne sont candidates à l’UE) et une grosse carotte économique. C’est donc un facilitateur bien moins encombrant que la Russie avec son gros bâton et sa toute petite carotte. Cette nouvelle dynamique s’est concrétisée par des interactions bilatérales inédites, comme les entretiens à Bruxelles le 31 mars entre Hikmet Hajiyev (que j’avais interviewé il y a deux ans), le principal conseiller en politique étrangère d’Aliyev, et Armen Grigoryan, le secrétaire du Conseil national de sécurité arménien.

Lors des trois sommets trilatéraux et des contacts bilatéraux, un certain nombre de chantiers diplomatiques ont été lancés. Une commission bilatérale arméno-azerbaïdjanaise dédiée à la question des frontières a été formée avec comme mission de fixer leurs tracés et d’installer les bornes. La tâche n’est pas simple car, selon les cartes de référence, certains territoires ont été annexés de facto par la République soviétique d’Arménie. Quelle que soit la carte choisie, Bakou serait probablement gagnant et ces corrections ne vont pas rendre le processus plus populaire auprès des Arméniens…

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Un deuxième point important concerne l’article 9 de l’accord de cessez-le-feu signé le 10 novembre 2020 : le rétablissement des liaisons terrestres entre les deux pays. Il s’agit du chemin de fer Bakou-Nakhchivan (une enclave azerbaïdjanaise entre l’Iran et l’Arménie) longeant la rivière Araxe qu’on pourrait relier ensuite à la Turquie et l’Europe (et l’Asie centrale par le port maritime et ferroviaire d’Alat sur la mer Caspienne, à l’Est). Mais, plus ambitieux encore, il s’agit d’un projet de route traversant la région arménienne de Zanguezour. Infrastructure très importante à travers une topographie montagneuse, cette route pourrait transformer la région mais exige des accords techniques, financiers et politiques. C’est justement pour accompagner ce genre de projets qu’une troisième commission a été créée avec la participation de l’Europe pour travailler la dimension économique de la paix. C’est sur ces questions que l’Europe, d’un côté, et l’Azerbaïdjan de l’autre pourrait rendre le « paquage » plus attrayant pour les Arméniens d’Arménie. Enfin, un canal direct de négociations entre les deux ministres des Affaires étrangères a été lancé pour chapeauter les différents chantiers et préparer les sommets à venir.

Une Russie de moins en moins présente pour soutenir l’Arménie

Ces résultats reflètent une convergence des analyses géopolitiques entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan sur la nécessité des négociations. Cependant, derrière cette convergence les intérêts ne sont pas identiques. Pour le président azerbaïdjanais, il s’agit de consolider la victoire militaire de l’Azerbaïdjan en 2020 par un accord internationalement reconnu. Pour Bakou la nouvelle mouture des négociations permet de s’affranchir (partiellement) à la fois de l’influence russe et de l’impuissance indifférente du « Groupe de Minsk » et déployer ses capacités de manœuvre diplomatique. A la fois cadre de négociations et organe permanent de médiation depuis la fin de la première guerre entre les deux parties dans les années 1990, le Groupe de Minsk était dirigé depuis 1997 par une troïka de coprésidents français, russes et américains. Après des débuts prometteurs, les négociations ont stagné à partir de la fin des années 2000, avant d’entrer en mort clinique à la suite de la seconde guerre du Karabakh en 2020. Et la guerre en Ukraine semble avoir scellé son sort : le 8 avril, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a affirmé que la France et les États-Unis ne coopéraient plus avec la Russie dans le cadre du Groupe de Minsk. De son côté, l’Azerbaïdjanais ne cache plus son appréciation. Trois semaines après la déclaration de Lavrov, le président azerbaïdjanais a déclaré que « ce groupe a été créé non pas pour résoudre le problème, mais pour perpétuer le fait de l’occupation ». « Les groupes de pression arméniens sont très influents dans les pays des coprésidents du Groupe de Minsk [France, Etats-Unis et Russie ndlr]. C’est pourquoi ce groupe n’a obtenu aucun résultat pendant 28 ans », a-t-il expliqué.        

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Côté arménien, la problématique est différente. Pour le Premier ministre arménien, le parapluie sécuritaire russe devient de plus en plus encombrant et depuis le 24 février sa réalité même est remise en question. Sans soutien russe, l’Arménie ne fait plus le poids face à l’alliance entre Bakou et Ankara. Si on ajoute le fait qu’une normalisation avec la Turquie dépend d’une normalisation avec l’Azerbaïdjan, le nombre d’options stratégiques est très réduit pour ce pays enclavé. Erevan aurait certainement préféré voir une renaissance du Groupe de Minsk, un mécanisme qui lui a permis de geler le processus de règlement diplomatique du conflit pendant trois décennies, mais en son absence, l’UE est la moins mauvaise alternative.  

Le fait que Nikol Pashinyan se retrouve en tête à tête avec Aliyev sans être parrainé par un puissant acteur capable de lui accorder de solides garanties de sécurité a une conséquence grave : il doit renoncer à la revendication de statut spécial et d’autodétermination pour les Arméniens du Karabakh. Or, le Karabakh est le « Nord » de la boussole politique arménienne (intérieure comme étrangère) depuis son indépendance et même avant. Tout compromis sur cette question est extrêmement compromettant. Ainsi, avec les avancées dans la négociation, l’opposition intérieure à tout accord qui renonce au Karabakh, renforcée par l’intransigeance de certains cercles de la diaspora arménienne en France et aux Etats-Unis, constitue aujourd’hui le principal obstacle pour le gouvernement d’Erevan.

Une paix pérenne comme enjeu majeur

À Bakou en revanche, on considère que la victoire de 2020 a mis fin au conflit et que la question est close. On envisage la paix comme un projet technique et économique de normalisation au niveau interétatique et de reconstruction des territoires. Pour que les deux pays puissent effectivement tourner la page conflictuelle de leur histoire, il faut arriver à un accord acceptable d’abord et pérenne ensuite. Quand on dit acceptable, on parle surtout des citoyens de l’Arménie, les hommes et les femmes qui votent et vivent dans le pays. L’accord qui se dessine leur sera pénible car il mettra définitivement fin au rêve d’un Karabakh arménien (mais non pas à la présence des Arméniens au Karabakh et ailleurs en Azerbaïdjan, bien entendu). Des forces importantes sont contre l’accord. Les Arméniens de Karabakh d’abord mais aussi leurs nombreux soutiens. Les pro-russes en Arménie ne voient pas non plus d’un bon œil les conséquences géostratégiques d’un tel accord : Erevan ne serait plus aussi dépendant de Moscou et glisserait inévitablement vers l’Occident. Enfin la diaspora arménienne, notamment en France, ne semble pas emballée non plus, et c’est un euphémisme. Il serait erroné de réduire les opposants à des cyniques opportunistes accrochés à leur bout de gras même si des enjeux de pouvoir et d’argent ne sont pas absents.

Sur le plus long terme, pour assurer la pérennité de la normalisation et l’intégration économique du Caucase du Sud, un contexte sécuritaire stable est nécessaire. Quel que soit l’accord conclu entre Bakou et Erevan, il pourrait dérailler par des épisodes violents dans le Karabakh, en Arménie voire ailleurs, et les précédents sont bien connus. Petit bâton, l’UE n’a pas, dans ce contexte, les moyens d’assurer la sécurité, et une présence américaine ou otanienne est hors de question ne serait-ce que du point de vue de l’Iran. La Russie en revanche, même affaiblie, gardera toujours une capacité importante à influencer les acteurs locaux et il n’est pas certain que Moscou accepte l’affranchissement des acteurs régionaux de sa sphère d’influence. Les Arméniens du Karabakh essaient déjà de jouer cette carte et souhaitent se tourner vers le seul protecteur possible pour eux – la Russie. C’est la raison pour laquelle on évoque à Stepanakert un éventuel référendum pour rejoindre la Russie.

Nous sommes donc à court terme dans un contexte géopolitique favorable à la paix, et les gouvernements des deux pays ne ménagent pas leurs efforts d’aboutir à un document commun. Les obstacles ne manquent pas et nombreuses sont également les forces qui les exploiteraient pour faire échouer les négociations. C’est donc un défi de taille que le gouvernement arménien doit relever dans les semaines et mois à venir et il a besoin de soutien et surtout de légitimité car les concessions qui se dessinent vont être difficiles à digérer pour les citoyens arméniens comme pour leurs soutiens en France. Dans ce contexte, la France qui a perdu beaucoup de son crédit auprès de Bakou ces dernières années pourrait jouer un rôle positif. Tout d’abord dans le cadre des instances européennes qui encadrent les négociations mais surtout en atténuant l’opposition de ses citoyens pro-arméniens et leurs institutions à l’accord qui se dessine. Et ce n’est pas un rôle mineur : pour l’élite politique arménienne au pouvoir, le défi aujourd’hui est de légitimer les négociations d’abord, l’accord de paix ensuite. 



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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