Syrie. La corruption systémique, combinée au sectarisme et à la politisation de l’Armée arabe syrienne, a fragilisé l’institution au point de rendre inéluctable l’effondrement du régime de Bachar al-Assad en 2024. Damas, ton univers impitoyable…
La transformation de l’Armée arabe syrienne (AAS) incarne l’histoire d’une institution militaire passée de pilier du régime à catalyseur de sa chute. En décembre 2024, une offensive éclair menée par les forces rebelles, notamment le groupe Hayat Tahrir al-Cham (HTC), a provoqué la chute rapide de villes stratégiques comme Alep, Hama et Homs. L’AAS, déjà affaiblie, n’a pas pu contenir cette avancée, entraînant la fuite du président Bachar al-Assad et laissant un vide de pouvoir après des décennies de domination autoritaire. Si cet effondrement a surpris par sa soudaineté, il était en réalité le résultat de décennies de mauvaise gestion, de corruption endémique et de priorités stratégiques centrées sur la survie à court terme au détriment de la viabilité institutionnelle. Cette érosion progressive, reflet des dysfonctionnements internes de l’AAS, a mené à une décomposition inéluctable.
Une armée sous contrôle de la minorité alaouite
Entre 2000 et 2011, sous la présidence de Bachar al-Assad, l’AAS a traversé une période de stagnation et de déclin marqué. Héritant d’une armée affaiblie par les pratiques autoritaires de son père, Hafez al-Assad, Bachar n’a pas entrepris les réformes nécessaires pour la moderniser ou renforcer sa cohésion. Au contraire, il a renforcé des pratiques de favoritisme, de corruption et de centralisation excessive, transformant l’AAS en un outil de répression intérieure au service exclusif de son régime. Sous son autorité, l’armée est devenue un appareil davantage politique que militaire, axé sur le maintien de l’ordre intérieur et la protection du pouvoir plutôt que sur la défense nationale.
Bachar al-Assad a consolidé le contrôle de l’armée par l’élite alaouite, sa propre communauté, ce qui a exacerbé les divisions sectaires au sein de l’AAS. Les postes stratégiques étaient attribués selon des critères de loyauté envers le régime plutôt qu’en fonction de la compétence. Cette politisation de l’armée a marginalisé une grande partie des soldats et officiers sunnites, pourtant majoritaires dans les rangs, affaiblissant considérablement sa cohésion et sa capacité opérationnelle. La corruption, déjà omniprésente sous Hafez al-Assad, a atteint de nouveaux sommets sous Bachar. Les officiers supérieurs détournaient des fonds militaires, vendaient des équipements sur le marché noir et utilisaient les conscrits comme main-d’œuvre bon marché pour leurs projets personnels. La pratique des « soldats fantômes », qui permettait aux commandants de détourner les salaires de personnel fictif, est devenue emblématique de cette corruption systémique. Ces abus, en plus de saper le moral des troupes, ont compromis la capacité de l’armée à répondre efficacement aux menaces extérieures.
Les Russes et les Iraniens perpétuellement à la rescousse
Malgré les défis géopolitiques croissants, comme la montée en puissance d’Israël et les tensions régionales, Bachar al-Assad n’a pas modernisé l’AAS. L’armée est restée dépendante de technologies obsolètes héritées de la Guerre froide et n’a pas investi dans la formation ou la préparation de ses troupes. Lors de la guerre du Golfe en 1991, la Syrie a déployé environ 14 500 soldats au sein de la coalition dirigée par les États-Unis contre l’Irak. Ces forces, intégrées au contingent arabe, étaient principalement stationnées en Arabie saoudite. Bien que cette participation ait renforcé l’image d’une solidarité arabe au sein de la coalition et affirmé l’opposition de la Syrie à Saddam Hussein, elle est restée avant tout symbolique, les troupes syriennes étant peu engagées dans les combats.
Malgré les enseignements tirés de ce conflit, la Syrie a rencontré de grandes difficultés à moderniser son armée et à adopter des stratégies militaires avancées. Des contraintes économiques et technologiques persistantes, associées à des choix politiques délibérés, ont maintenu sa dépendance à des alliés comme la Russie pour préserver son efficacité militaire et sa survie stratégique dans les conflits contemporains.
Il semble néanmoins que le régime syrien – d’abord sous Hafez al-Assad, puis sous Bachar al-Assad – ait conclu qu’une occidentalisation (dans la manière de se battre NDLR) de son armée était incompatible avec le contexte politique et géopolitique du pays. L’alliance stratégique avec la Russie et l’Iran, combinée à la priorité absolue donnée à la préservation du régime en place, s’opposait fondamentalement à toute réforme militaire susceptible de réduire cette dépendance ou de s’aligner sur les doctrines occidentales. Cette inaction, combinée à une focalisation excessive sur le contrôle intérieur, a laissé l’AAS mal préparée à affronter des défis militaires complexes. Lorsque la guerre civile a éclaté en 2011, les faiblesses structurelles de l’AAS ont été brutalement exposées. Confrontée à des défections massives, à des pertes territoriales et à la montée des forces d’opposition, l’armée s’est rapidement fragmentée. La corruption a exacerbé cette désintégration, les officiers détournant des ressources, abandonnant leurs unités ou priorisant leur enrichissement personnel plutôt que les objectifs militaires. Cette situation a paralysé l’armée et nécessité une reconstitution urgente dans des conditions désastreuses.
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La reconstruction de l’AAS s’est appuyée sur le soutien de l’Iran et de la Russie. L’Iran a joué un rôle crucial en formant des forces auxiliaires comme les Forces de défense nationale (FDN), tandis que la Russie a fourni un soutien aérien et des conseils stratégiques. Bien que ces interventions aient permis au régime de regagner du territoire, elles ont entraîné une perte d’autonomie significative pour l’armée. L’AAS s’est transformée en une force hybride combinant les vestiges de son organisation initiale avec des milices et des groupes paramilitaires. Cette évolution a érodé sa cohésion, concentrant le pouvoir dans des unités d’élite et des milices de confiance, au détriment d’une armée nationale unifiée.
Les chabihas, hommes de main redoutables du régime
Les chabihas, qui incarnent une logique évolutive unique, ont joué un rôle clé dans cette transformation. Originaires des zones côtières alaouites comme Lattaquié, ces groupes sont passés de contrebandiers locaux à forces paramilitaires soutenues par le régime Assad. Leur ascension a été favorisée par des liens communautaires et tribaux avec la famille Assad, ainsi que par leur proximité avec le Liban, qui leur a permis de tirer profit du trafic transfrontalier de marchandises et d’armes pendant la guerre civile libanaise. Bien que leur violence excessive ait parfois conduit à des confrontations avec le régime, ils ont été réactivés en 2011 pour réprimer l’opposition. Financés et armés par le régime, les chabihas sont devenus des unités paramilitaires redoutées, connues pour leurs massacres et leur rôle dans l’accentuation des divisions sectaires.
Avec le prolongement du conflit, les chabihas ont été intégrés aux FDN, mais sans abandonner leurs pratiques criminelles, telles que l’extorsion et le pillage. Entre 2020 et 2024, ils ont continué à jouer un rôle actif dans les offensives militaires et la gestion des territoires contrôlés par le régime, bien que leur efficacité ait été compromise par des problèmes de discipline et de loyauté. Lors de l’offensive finale des rebelles en décembre 2024, l’AAS et ses milices alliées, y compris les chabihas, n’ont pas pu empêcher l’effondrement du régime.
Bachar al-Assad a hérité d’une armée déjà fragilisée par la politisation, le sectarisme et la corruption du système assado-baasiste. Pourtant, au lieu de la réformer, il a renforcé ses dysfonctionnements, transformant l’AAS en une institution inefficace. Si ces choix ont permis au régime de survivre temporairement, ils ont laissé un héritage d’instabilité durable. Ainsi, la dynastie Assad, arrivée au pouvoir par l’armée, a vu son règne s’achever en grande partie à cause de la déliquescence de cette institution.