Armand Laferrère occupe une place à part dans la galaxie intellectuelle libérale. Il semble moins intéressé par la promotion du modèle libéral que par l’étude des phénomènes historiques et anthropologiques qui, en pratique, pourraient bien faire obstacle à son succès. Il a ainsi écrit sur la puissance des rentes dans l’économie (La Dépense publique, Institut de l’entreprise, 1999), sur le jeu des intérêts en politique étrangère (L’Amérique est-elle une menace ? 2008, JC Lattès) et dans plusieurs articles de la revue Commentaire, sur l’irrationalité des mouvements d’opinion collectifs, illustrés notamment par la haine anti-américaine et anti-israélienne.
Avec La Liberté des hommes, qui vient de paraître aux Éditions Odile Jacob, Armand Laferrère, normalien, énarque, mais surtout penseur libre et cultivé à la plume fine et redoutablement efficace, se penche sur ce qu’il considère comme la « première des sources » de l’idée moderne de liberté. Cette source n’est rien moins que la Bible, depuis la Torah jusqu’au Nouveau Testament.
La Liberté des hommes n’est pas un livre de théologie : c’est un livre d’histoire et de philosophie politique. L’auteur préserve à tout moment une louable neutralité sur les questions métaphysiques qui permettra à son livre d’être lu de la même manière par les croyants, les agnostiques et les athées.[access capability= »lire_inedits »]
Armand Laferrère part d’un fait historique incontestable : le peuple hébreu, au sein duquel la Bible a graduellement été écrite entre la fin du IIe millénaire av. J.-C. et le Ier siècle de notre ère, avait avec le pouvoir politique une relation… problématique. Contrairement aux autres peuples qui ont marqué l’Histoire, il fut toujours un peuple faible, soumis aux caprices des grands empires qui l’entouraient. C’était aussi un peuple constamment divisé – entre tribus ; entre royaumes du Nord et du Sud ; entre prêtres, rois, juges et prophètes qui se disputaient le pouvoir.
À partir de ce constat, l’auteur énonce une hypothèse fondamentale : la Bible est une réflexion sur le pouvoir et ses dangers face auxquels ses auteurs ont élaboré des solutions de plus en plus sophistiquées. Ainsi s’est constitué un premier corpus de la liberté politique, qui a irrigué par la suite toutes les civilisations judéo-chrétiennes.
On comprend ainsi pourquoi les patriarches des Hébreux, d’Abraham jusqu’à Moïse, sont si souvent présentés sous leur jour le moins flatteur : les auteurs de la Bible voulaient écarter le risque de culte de la personnalité. La loi de Moïse établit plusieurs pouvoirs concurrents, sans jamais désigner aucun pouvoir humain suprême : l’auteur y voit la source de la conception moderne de la séparation des pouvoirs. La lecture des Dix Commandements comme autant de protections fondamentales contre la tentation de la tyrannie est un tour de force. Il analyse le rôle des prophètes, chargés de protéger les faibles et de limiter l’arrogance des puissants. Il démontre comment, après l’exil des Juifs à Babylone, les auteurs bibliques ont développé une pensée de plus en plus sophistiquée pour permettre au peuple vaincu de conserver à la fois son identité et le sens de sa mission.
L’analyse la plus originale est celle de l’enseignement de Jésus. Laferrère démontre que le fondateur du christianisme n’était pas seulement un maître spirituel, mais délivrait un enseignement politique révolutionnaire au peuple juif sous le joug romain. Les premiers chrétiens étaient incités à vaincre sans révolte la domination romaine, en créant une société parallèle, fondée sur la confiance et la bonne volonté réciproque.
Peu de gens peuvent se vanter d’avoir proposé une lecture nouvelle, argumentée et cohérente, de l’un des textes les plus étudiés de l’humanité. Avec La Liberté des hommes, Armand Laferrère y est parvenu. Le lecteur, qu’il accepte ou non sa démonstration, en sortira grandi.[/access]
Armand Laferrère, La Liberté des hommes, Odile Jacob, 2013.
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