Dans un roman à la fois drôle et grave, Frédérick Houdaer raconte comment vivre avec une mère témoin de Jéhovah.
Rien ne va plus dans la vie de Christophe Cordier, dessinateur de BD connu sous le nom d’EpheZ. Mais en a-t-il été autrement un jour ? Sa mère vient de se faire renverser par une voiture et a besoin d’une transfusion sanguine. Mais elle est témoin de Jéhovah. Ce sont des choses qui arrivent : « Le toubib et ses questions… La vérité : ma mère n’avait pas toujours été une femme qui prenait l’histoire d’Adam et Eve au pied de la lettre, qui traitait l’ONU de « Grande Prostituée », qui traquait dans chaque flash info « les signes de la fin ». Frédérick Houdaer, dans son Armaguédon Strip, histoire dont on peut penser qu’elle est largement autobiographique, n’a pas dédié pour rien son livre à la mémoire de Dino Risi. Le ton choisi est bien celui du maître de la comédie italienne : ironie mélancolique, rire crispé, peinture crue et précise d’une humanité qui semble s’être échappée récemment d’un asile de fous.
Tu honoreras ta mère…
Il faut dire que pour Christophe Cordier, avoir passé son enfance à suivre sa mère Véronique dans ses démarchages religieux n’a pas arrangé sa vision du monde. Il l’imagine toujours sous la forme d’une cocotte minute sur le point d’exploser juste avant le Jugement Dernier. La Bible lue littéralement a été pour lui une source inépuisable d’inspiration pour des gags sacrilèges mais il sait bien, au fond de lui, qu’il s’agit là d’autant de moyens d’exorciser une vision des choses dont il a été imprégné à coup de brochures prosélytes, d’interdits alimentaires, de façon de concevoir l’humanité comme un grouillement de vices les plus variés. Le même genre d’influence ambiguë s’est aussi exercé sur sa sœur Isa, même si elle refuse de l’admettre. Est-ce un hasard si elle aussi, comme sa mère, a tendance à suivre une logique sectaire : elle devenue écologiste radicale et défenderesse acharnée de la condition animale qui flirte en permanence avec l’illégalité dans des opérations spectaculaires contre les labos ou les géants de l’agroalimentaire.
Le frère et la sœur sont bien obligés de convenir, devant la machine à café de l’hôpital, qu’ils n’en auront jamais terminé avec cette mère illuminée dont les prédictions millénaristes sont confirmées de manière tragi-comique par les chaines d’infos continues. En plus, la voilà qui peut sortir de l’hôpital sans avoir eu recours à la transfusion, ce qui ne fait que la renforcer dans sa foi.
Pour tout arranger, Christophe Cordier apprend que sa compagne Emilie, prof de SVT et lectrice de Kafka, vient de tomber enceinte, le jour même de son anniversaire, ce qui n’était pas franchement dans les projets de notre homme. D’ailleurs, les anniversaires, il n’en a jamais vraiment eu. Il était interdit de les fêter chez les témoins de Jéhovah… Quand en plus, en fouillant dans ses archives, Cordier s’aperçoit qu’adolescent, il avait dessiné nue « une sœur en Dieu » de sa mère, une certaine Graziella qui se met à l’obséder de nouveau alors qu’un kyste grossit sur son poignet et évolue au rythme de la grossesse d’Emilie, il commence à perdre pied pour de bon.
Autant pour la description des plus précises, assez peu traitée dans le roman, des us et coutumes des témoins de Jéhovah que par une façon d’éviter la caricature mais pas les scènes très crues ou très drôles, Houdaer a réussi avec Armaguédon Strip, ce que l’on pourrait appeler un beau roman d’apprentissage tardif.
Armaguédon Strip, Frédérick Houdaer (Le Dilettante, 2018)
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