Esthète extrême, Arielle Dombasle a fait de la beauté et du désir une raison d’être. En érigeant le paraître en moyen d’expression, elle se protège de la vulgarité du monde. Entretien avec une artiste mystérieuse et inclassable. Propos recueillis par Yannis Ezziadi.
Arielle Dombasle n’est pas une actrice, pas une chanteuse, pas même une femme. Arielle Dombasle est une idée, un mystère. Passée au-delà de sa propre personne, elle est devenue idole. C’est une incarnation. Qu’incarne-t-elle ? La grâce et la beauté. Pas la beauté anecdotique ! La grande beauté, celle d’une œuvre. Celle d’un geste artistique, sophistiqué. Dieu créa la femme, et Arielle Dombasle créa Arielle Dombasle. Combien de grandes personnalités peuvent compter nos récentes années ? Très peu. Cette créature semble jaillir d’une autre époque. On l’imagine volontiers sortir de chez Maxim’s au bras de Cocteau ou de Guitry. Avec délice on l’imagine prendre le thé rue Caumartin, dans le foisonnant et baroque appartement-loge du tragédien Édouard de Max, assis sur le fauteuil de Néron et sous le diadème d’Héliogabale qui lui servait de lustre. Arielle apprêtée, poudrée et parfumée, semble aller à l’encontre du sens dans lequel va le monde, du très contemporain « Venez comme vous êtes ». Elle nage à contre-courant. Plus encore que des films et des chansons, d’Arielle Dombasle restera probablement une impression, une sensation, un style, cette façon de parler, cette manière de se tenir, de se vêtir, de paraître au monde et de l’enchanter. Mais qui peut nous affirmer que ce paraître n’est pas profondément Arielle Dombasle ? Ses films et ses albums, d’ailleurs, lui ressemblent. Une œuvre n’en dit-elle pas long sur son créateur ? Dombasle est en création permanente, son personnage fait partie de cette création. Sa force est d’oser, non pas être naturelle, mais être vraie. De tenter d’atteindre ce qu’elle pense profondément être la grande vérité : la beauté, la grâce. Qu’importent l’incompréhension et les moqueries. Ses créations sont radicales, ses films d’une esthétique singulière… tout comme elle, ils sont des monstres. Du latin « Monstrum »… digne d’être montré, irréductible au général, et donc singulier. Comment un geste singulier ne pourrait-il pas susciter l’admiration ici, et la raillerie là ?
« Allô Arielle ? J’aimerais vous poser quelques questions sur la beauté pour Causeur. » C’est chez elle qu’elle me reçoit. Je sonne, un maître d’hôtel de blanc vêtu m’ouvre, me conduit dans un des salons et me prévient que Madame va me recevoir dans quelques minutes. Il me propose un thé, un café ou un whisky. Je découvre, émerveillé, le monde de la belle Arielle. La beauté est partout. D’où je suis, j’aperçois une petite pièce uniquement pleine de plantes et de fleurs. Quelques pas résonnent et la fée Arielle paraît, le monde se met soudain à briller de mille feux. Elle me tend les bras : « Mon cœur ! Quelle joie de vous voir… Oh ! Quelle ravissante chemise vous portez ! » Elle réfléchit quelques instants. « Non… attendez, nous allons plutôt aller au salon. » Changement soudain de décor par le metteur en scène ! Nous voici dans un autre salon. Arielle me propose un fauteuil. Quant à elle, c’est sur la table basse qu’elle prend place, de semi-profils, telle une sculpture fragile et fière. Harry le maître d’hôtel apporte mon whisky, Arielle boit son thé en l’accompagnant de quelques amandes. La discussion avec ce mystérieux mystère peut commencer.
Causeur. Vous parlez souvent de la religion en termes esthétiques, de la beauté des messes de votre enfance au Mexique. Est-ce la beauté dont le rite se pare qui vous a menée à la foi ?
Arielle Dombasle. « Dieu doit beaucoup à Bach » – j’aime cette phrase ! Mes premières émotions esthétiques sont intrinsèquement liées à la beauté des églises et à l’art baroque du Mexique, l’art churrigueresque. Cet art est celui de la confrontation de civilisations disparues – Olmèques ou encore Chichimèques – avec le christianisme de la conquête espagnole. Cela a donné des chefs-d’œuvre baroques étonnants. Les Indiens foudroyés, sidérés par le Christ-Roi, ont essayé de faire les objets les plus beaux pour entrer dans cette nouvelle métaphysique, cette nouvelle religion miraculeuse – ou, à l’inverse, pour s’y opposer. Et moi, enfant, j’ai été plongée par mes gouvernantes mexicaines dans les processions, à aller voir la Virgen de Guadalupe en faisant, à genoux, trois heures de queue… Tout ce qui a été fait au nom de la chrétienté est tellement beau ! J’adore les abbayes et les mausolées, rien n’est plus beau… Toute la culture funéraire également. Et les cathédrales, la peinture, la musique sacrée, les cantates, les orgues, les requiems… Le rite est évidemment d’une beauté incroyable. Avec cet effort magnifique pour canaliser nos passions.
Dans une époque où les gens ne s’habillent plus, vous ne paraissez jamais sans être tout à fait apprêtée. J’ai eu l’occasion cet été de vous voir sortir, le matin, de la chambre où vous logiez chez un ami commun pour descendre prendre le petit déjeuner. Vous étiez déjà scintillante, parfumée, d’une beauté rare. Voilà le souvenir qu’Arielle Dombasle au réveil me laisse. Est-ce une lutte quotidienne contre le naturel que Baudelaire méprisait tant ? « La femme est bien dans son droit, et même elle accomplit une espèce de devoir en s’appliquant à paraître magique et surnaturelle ; il faut qu’elle étonne, qu’elle charme ; idole, elle doit se dorer pour être adorée. Elle doit donc emprunter à tous les arts les moyens de s’élever au-dessus de la nature pour mieux subjuguer les cœurs et frapper les esprits. » (« Éloge du maquillage », Le Peintre de la vie moderne.)
J’aime tellement le concept baudelairien de la beauté. Chez lui, c’est le vertige et le danger de la beauté. Pour lui, la beauté est apollinienne et dionysiaque à la fois. Baudelaire était pour la beauté sophistiquée. « Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre, / Et mon sein, où chacun s’est meurtri tour à tour, / est fait pour inspirer au poète un amour / éternel et muet ainsi que la matière. » Il a cette idée que la beauté est au-delà de l’apparence, mais que l’apparence est une mise en orchestration de beaucoup de choses intérieures. Il pense qu’une femme qui aime les atours, la chevelure en cascade, qui aime scintiller, qui aime paraître et qui en jouit est un personnage dangereux. Et il a en partie raison. Pour ma part, il est vrai que je suis toujours apprêtée comme vous dites. La constante est que je porte sur la bouche du rouge à lèvres et du parfum sur le corps. Pour moi c’est quelque chose d’enchanteur. D’ailleurs, tenez… C’est mon parfum, qui s’appelle Le Secret d’Arielle, chez Mauboussin. J’ai mis dix ans à le faire. Je me suis profondément penchée sur ce qu’est la distillation… Il n’est fait qu’avec des fleurs naturelles : de la rose nacrée, de l’iris, une pointe de tubéreuse, du musc blanc. C’est tellement important le parfum. C’est un trésor. D’ailleurs, c’est ce que les rois mages apportent au Christ comme présent… de la myrrhe ! De l’encens !
Vous êtes-vous construite esthétiquement ? Ce paraître est-il l’aboutissement d’une recherche ? Pensez-vous que la forme, le style, la construction du paraître sont en réalité l’expression de l’être ?
Oui ! Le style, c’est l’homme. Il faut se méfier de l’apparence, certes… Mais ce n’est pas rien, en même temps, l’apparence. C’est une expression de l’être et c’est aussi une manière d’y échapper. C’est grâce à la métamorphose qu’on échappe au temps, qu’on est inatteignable. Paraître, c’est également profond, c’est sculpter son être. Le soin de le sculpter pour qu’il soit mis sur un piédestal ou pour qu’il soit voué aux enfers. C’est insolent et mignon. C’est propre à l’être humain, et c’est très touchant. Quand je vois n’importe quelle créature se regarder dans le miroir et se repousser une petite mèche de cheveux, ça me bouleverse.
Et c’est vrai, quand j’y pense, que j’ai toujours accordé une grande importance au paraître. Enfant, pour aller à l’école, je faisais des caprices terribles au Mexique. On me disait « Mais non, Arielle ! Tu ne vas pas mettre cette robe en velours bleu marine par 39 degrés ! » Je me roulais par terre de rage et je la mettais quand même. À cinq ans, pour aller dans la jungle, je voulais absolument mettre de petites ballerines vernies. Mes parents trouvaient cela absurde mais je le faisais quand même.
Se soucier du paraître, c’est se soucier du regard de l’autre et c’est donc le prendre en compte, cet autre. La contemporaine volonté de naturel et le rejet de la convention, des manières de se vêtir ou de se tenir dans telle situation ou dans tel lieu, le culte du « Je suis comme ça » et du « On ne va pas faire de chichis » ne font il pas également partie de ce que l’on nomme aujourd’hui l’« ensauvagement » ?
Je ne dirai pas ensauvagement, car c’est faire trop d’honneur aux gens qui n’aiment pas les « chichis ». Dans les tribus les plus sauvages, il y a un goût de l’artifice incroyable. Les Indiens d’Amérique du Sud étaient couverts d’or, de pierreries, de chichis et grigris, de tout ce qui pouvait rendre beau. Alors aujourd’hui le côté « Be yourself »… Se contenter de soi… ça veut dire quoi ? « Just me »… ça veut dire quoi, « me » ?! Nous ne savons pas qui nous sommes… Lorsque vous parlez du paraître comme d’une politesse, je comprends ce que vous voulez dire. Mais c’est désormais plus qu’une politesse, car actuellement être poli reviendrait plutôt à raser les murs avec une énorme capuche, un sweat informe et un masque. Ce serait d’être invisible ! C’est ce que les gens demandent. Être sophistiqué aujourd’hui est perçu comme une provocation.
On parle de plus en plus souvent de l’enlaidissement du monde. Quelle est la manifestation de cet enlaidissement qui vous agresse le plus ?
J’adore nager. Alors je répondrais la pollution des océans, des lacs et des rivières. Ça me fait mal. Sur les plages, je ramasse les plastiques. Le cristal de l’eau, cette pureté, cette transparence c’est une des choses les plus belles au monde. L’eau, le mystère même.
Je pensais que vous m’auriez parlé du masque chirurgical.
Tour le monde aime avancer masqué… mais c’est maintenant au sens le plus vil du terme que nous avons à le faire. Par hygiénisme ! On met ce masque qui est un impératif assommant sous une pression mondiale. Ah ! Je n’aime pas ce masque !
Vous portez un masque chirurgical bleu ou un masque de créateur en tissu ?
Non, je mets un masque chirurgical, je m’en fous ! Je ne les aime pas… n’importe quel masque est moche. Avant tout, il cache le sourire. Et le sourire est la signature la plus exquise d’un être, et ce qu’il y a de plus énigmatique. Alors cacher cela, c’est absurde. Tous les gens deviennent des sortes de zombies bâillonnés… Je me plie à la règle, mais j’en souffre beaucoup.
Pendant le confinement, vous avez posté sur les réseaux sociaux plusieurs vidéos d’un Paris désert, et vous en évoquiez la beauté. Le tourisme participe-t-il à l’enlaidissement du monde ? Diriez-vous que la masse humaine de touristes mal habillés et se déplaçant en troupeaux hagards constitue une défiguration de la beauté des lieux ? Que, pire encore, cette masse envahissante nous prive de la possibilité de contempler le beau dans nos rues ou dans les musées lorsque les foules s’agglutinent autour des œuvres pour les prendre en photo ?
Lorsqu’on lit Voyage en Orient de Flaubert, déjà il déteste rencontrer les foules hébétées. Mais c’est aussi le principe de la foule ! La contemplation d’une œuvre, d’un arbre, d’un ciel ou du Taj Mahal devrait être comme une prière intime entre vous et la chose contemplée. Et la multitude casse cela. Il est vrai qu’on n’a aucune envie d’aller à l’église Saint-Marc remplie de touristes en short, en tongs. C’est vrai… J’aime être seule dans les églises… Mais, en même temps, c’est absurde. De quel droit, après tout, dis-je cela ? Je ne leur en veux pas aux touristes. Même s’ils vont au bout du monde pour faire une photo afin de montrer à leurs vieilles tantes qu’ils y sont allés… and so what ?! Au final, c’est touchant. Dès que l’on franchit les frontières, on est toujours le touriste de quelqu’un. Il est certain que se retrouver seul face à ses passions, c’est vertigineux et merveilleux. Mais, très vite, on se dit : est-ce que j’aimerais être tout le temps seul face à la beauté du monde ? Je pense que non. Face à rien on a envie d’être seul. Dans une tombe peut-être…Vivant, on a envie de voir, de faire frémir quelqu’un à côté de soi.
On sonne à la porte. Le maître d’hôtel va ouvrir et conduit une personne que je ne vois pas dans une autre pièce.
Oh… c’est mon autre rendez-vous… Zut, super zut… Voulez-vous revenir un autre jour ?
Rendez-vous fut pris pour le surlendemain. Voici donc la suite de notre discussion…